Daniel Sernine, La Suite du temps t.3 : Les Écueils du temps (SF)
Daniel Sernine
La Suite du temps T.3 : Les Écueils du temps
Lévis, Alire (Romans 115), 2008, 562 p.
À titre de rappel, La Suite du temps est une trilogie de SF signée Daniel Sernine, auteur dont l’œuvre remonte à l’institutionnalisation de la science-fiction québécoise (SFQ) contemporaine. La rédaction de La Suite… s’étend sur un quart de siècle, et constitue une saga d’opéra galactique qui relève de l’utopie, de l’uchronie et de l’anticipation. Le premier volume, Les Méandres du temps (1983/2004), raconte l’histoire de Nicolas Dérec, adolescent terrien surdoué qui sert volontairement de cobaye à un institut canadien de recherches en parapsychologie. Pendant son affectation, il est recruté par des semblables (percipients télépathiques, entre autres) pour se joindre à la société éryméenne. Ce recrutement constitue pour lui une sorte de libération étant donné le patronage militaire de l’institut. Dans le second volume, Les Archipels du temps (2005), on présente de façon plus développée le rôle des Éryméens. Il s’agit d’une communauté clandestine bénéficiant d’une avance technologique importante grâce aux dons des Mentors, espèce extraterrestre encore plus avancée. Opérant la plupart du temps d’Outre-Terre, les Éryméens, écolo-pacifistes, ont pour mandat de veiller à la protection de la planète, l’avenir de celle-ci s’annonçant précaire en raison des saccages continus que les humains infligent à la Terre. On suppose qu’il s’agit également d’assurer que ces derniers ne s’autodétruisent pas. Cependant, il demeure possible que les deux missions (la conservation de la Terre et la défense des Terriens) pourraient se révéler mutuellement exclusives. Ce paradoxe est source d’un débat important et d’un combat inévitable, car on craint que ça ne débouche sur « un conflit à l’échelle planétaire et le quasi-anéantissement de l’humanité » (Les Écueils du temps, 131). Le troisième et dernier volume de La Suite… révèle bien évidemment le dénouement des enjeux, mais en faisant d’abord un retour en arrière pour raconter ce qui aura été omis de la vie de Nicolas Dérec dans Les Archipels…, de son trentième anniversaire jusqu’à la soixantaine.
Les péripéties étonnantes qu’expérimente Dérec dans ses aventures de la Terre aux confins du système solaire se constituent en bildungsroman, dans la mesure où il s’agit de son initiation, de son apprentissage et de son épanouissement en tant que maître « métapsychique » dans un univers étranger où la question des allégeances et des antagonismes se révèle quelque peu floue. Dans Les Écueils…, il y a un approfondissement critique de la psychologie du protagoniste. Ce développement s’imposait, étant donné la méfiance tous azimuts du jeune percipient à l’endroit des Terriens dans Les Méandres…, qui, par un improbable pari à la suite de son recrutement et au cours de sa vie adulte dans Les Archipels…, se transforme en une candeur parfaitement innocente quant aux intentions des Éryméens.Ces derniers se révèlent également naïfs par rapport aux motivations des Mentors et des autres espèces qui prétendent servir, sous les auspices de ces « arbitres suprêmes » (Les Écueils… quatrième de couverture), le mieux-être de la Terre (entre autres planètes). On est presque tenté de prendre cette confiance et cette fidélité guère discutées – et qui auront cependant des conséquences néfastes – pour foi religieuse. Il y a maintes allusions à la religion et à d’autres formes d’appartenance identitaire, tantôt à l’échelle des institutions, tantôt à celle des nations et des ethnies, sinon des espèces. La Suite… se prête ainsi à de nombreuses interprétations allégoriques.
Les lecteurs fidèles attendent la parution des Écueils… depuis deux ans (on nous annonçait à la fin des Archipels… que le lancement était prévu pour l’automne 2006). L’auteur a manifestement profité du temps pour raffiner encore plus sa prose et pour entreprendre des recherches fructueuses en matière d’actualités, d’histoire et de diverses sciences. À partir de statistiques des plus ahurissantes sur les guerres qui criblent les nations, la disparition des espèces, le réchauffement de la planète et d’autres conséquences de la pollution de l’air comme des eaux, il ne se prive pas du plaisir de partager le fruit amer de ses trouvailles. À l’arrière-plan de l’intrigue principale des Écueils…, Sernine propose également une réflexion sur les catastrophes naturelles et technologiques à venir, et sur les retombées tragiques de telles catastrophes.
C’est au cours de l’ultime volume de la trilogie que la lumière est faite sur un des plus grands mystères des volumes précédents : la nature des Mentors, l’espèce qui, par le truchement de technologies avancées, a donné aux Éryméens leur mandat de protéger la Terre. Les Mentors, humanoïdes à un stade d’évolution inconcevable (ils ont apparemment 25 000 ans d’avance sur leurs protégés [Les Écueils… 34]), auront troqué leurs corps organiques pour des substituts androïdes – du moins en présence des Éryméens –, ne conservant de leur passé plutôt biologique que le cerveau. Au-delà de leurs différences physiques, on suppose qu’ils sont également avancés en matière éthique, étant donné leur mission apparente de protéger la Vie là où il en est question. Alors que Nicolas Dérec fera à la longue sa propre rencontre avec les Mentors – les rendez-vous peu fréquents ne sont accordés qu’aux émissaires sélectionnés –, cela ne signifie pas pour autant que le Terrien servira de « prophète » aux autres Éryméens, ni qu’on pourra compter sur ses compétences « métapsychiques » pour désamorcer le présagé anéantissement de l’humanité. Il se trouve cependant engagé malgré lui dans son éventuelle exécution.
Plusieurs rencontres insolites avec les Alii semblent assurer son rôle. Ces derniers – auxquels on ne fait curieusement aucune allusion dans Les Archipels… – constituent une autre espèce humanoïde qui se révèle active dans le système solaire et ailleurs, et œuvrent également sous les auspices des Mentors. Il s’agit de petits hommes gris, qui parcourent l’espace dans leurs ovnis en forme de soucoupes. Ces êtres auraient connu une existence éphémère, selon les nombreux témoignages incertains des Terriens, mais leurs activités se révèlent tout à fait indiscrètes quant aux Éryméens : les Alii sont bel et bien responsables d’enlèvements provisoires et d’expériences clandestines sur les Terriens. Leur intérêt pour la biogénétique et l’activité humaines renvoie surtout à la notion de « Gaïa », croyance selon laquelle la Terre est une entité consciente, et moribonde en raison du sort peu enviable que les Terriens lui réservent à cause de leur imprudence en matière agricole, industrielle et commerciale. Certes, la conservation de l’espèce humaine au prix des milliers d’autres qui disparaissent jour après jour, justement à cause des efforts de cette première, se révèle de moins en moins justifiable. Ainsi, considérant la chose d’une perspective objective, les Alii, qui peuvent se permettre une certaine indifférence quant au destin des êtres humains sur Terre, songent à des mesures radicales en guise de solution. Cependant, la façon dont ils comptent y arriver n’est aucunement par une démarche prévisible. Par ailleurs, toute intrigue abordée dans le récit n’est pas pour autant nettement résolue, phénomène qui inspire au lectorat un questionnement perpétuel des enjeux, en deçà et au-delà du texte. La fin laisse amplement ouverte la possibilité d’autres fertiles explorations narratives à partir de celles amorcées dans La Suite…
Sur le plan du développement des personnages, de la multiplication des intrigues et de l’approche scripturale dans son ensemble, Les Écueils… est le plus riche des trois volumes de la trilogie. Le récit se déploie avec autant de descriptions techniques que psychologiques, présentant un chronotope éclaté que Sernine garnit d’un humour méta-évaluatif pointu. Bien évidemment, c’est une lecture incontournable pour ceux qui auront lu les deux premiers volumes de La Suite… Alors que tout(e) non-initié(e) se régalera de la lecture de ces derniers, pour ceux et celles qui voudraient aller droit au but et se plonger directement dans l’ultime volume, il y a dans Les Écueils… assez de rappels par rapport au contenu des romans précédents pour qu’on s’oriente assez facilement dans cet univers. Cependant, question de plaisir lectoral, je recommande vivement l’exploration chronologique de la saga en trois temps. Il s’agit d’une des œuvres charnières de la SFQ contemporaine.
Nicholas SERRUYS