Denys Gagnon, Chants et silences des trois créatures (Fa)
Denys Gagnon
Chants et silences des trois créatures
Montréal, Cinq heures (L’inclassable), 2006, 77 p.
En 2004, Denys Gagnon faisait un retour sur la scène littéraire québécoise avec deux pièces de théâtre aux accents fantastiques, Les Noces de la Bête et Prendergast. Malgré un silence de quelque vingt ans, son œuvre témoignait d’une étonnante cohérence. En effet, depuis les années 1980 et la parution de son cercle des « Sorcelleries lyriques » (qui gagneraient à être rééditées, étant devenues introuvables), Denys Gagnon s’attache à revisiter les légendes. Ainsi, avec Les Noces de la Bête, le conte de fées « La Belle et la Bête » se voyait réinterprété sur le mode tragique, la Bête devenant un humain condamné par les dieux à paraître monstrueux uniquement aux yeux de la personne qu’il aimait.
Une même réécriture des mythes est à l’œuvre dans le nouveau livre de cet auteur, les Chants et silences des trois créatures. Les trois créatures du titre se partagent les trois sections principales de l’œuvre. Il s’agit d’un Dragon surgissant parmi les pierres de Stonehenge ; d’une Sphinx isolée dans les ruines d’un temple ; et d’un Centaure archer meurtrissant les jeunes hommes venus recevoir son enseignement. L’atmosphère de magie et de surnaturel est la même que dans Les Noces de la Bête. Toutefois, au palais enchanteur de la Bête succède, dans ces trois textes, un décor beaucoup plus sobre : un paysage rocheux, désertique, nocturne, une sorte de toile de fond dépouillée, propice aux apparitions les plus hallucinées. Car sans contredit, Denys Gagnon fait partie des écrivains les plus imaginatifs de la littérature québécoise actuelle. Ses visions sont souvent d’une grande dureté : la souffrance, la meurtrissure, la torture composent cet univers singulier. Attention, il ne s’agit pas chez cet auteur d’exploiter un gore racoleur ; la violence et la laideur lui servent à exprimer des choses plus profondes, que ce soit la noirceur de l’amour humain ou une certaine manière d’être au monde. En ce sens, l’horreur dans les Chants et silences des trois créatures a souvent une portée existentielle.
Ainsi, le premier texte, « Stonehenge », parle de la naissance : tandis que des Mères errent dans une contrée désolée, incapables d’accoucher d’autre chose que de leurs viscères, les menhirs vivants de Stonehenge forment un nouvel homme au milieu de leur cercle, sorte d’Adam qui affrontera le Dragon antique surgi de la terre. Le deuxième récit, « La Sphinx », aborde le thème de l’amour. Le monstre dont il est question est celui de la mythologie grecque, moitié femme et moitié lion. Confinée à un sanctuaire au milieu des sables, elle est rituellement violée par les grands Rois et par les princes, jusqu’à ce qu’un jeune homme errant survienne et lui accorde son amour. Ne voulant y croire, elle le chasse, lui disant de revenir quand il aura gagné en sagesse. Il reviendra, mais avant de lui redire son amour et de s’unir à elle malgré sa monstruosité, il se crèvera les yeux, geste sanglant rappelant celui d’Œdipe. Dans cette histoire, la difformité physique exprime toute la difficulté de se sentir digne d’être aimé. Enfin, « Le Tir du Centaure » traite du legs, de la succession. Le jeune Isserlis vient recevoir les leçons du Centaure. Il sera le seul, parmi ses camarades, à assimiler tout ce savoir, mais il devra d’abord être frappé par la flèche de l’homme-cheval. On peut en conclure que le règne des hommes remplace celui des monstres, mais ce sont des (sur)hommes capables de soutenir la marque infamante de la blessure.
Les images employées par Gagnon relèvent de l’onirisme, tant par leur mystère que par leur violence. Elles ne sont pas sans évoquer la puissance de certaines œuvres surréalistes, mais ce serait un surréalisme soumis à la doctrine classique ; comme si Racine dictait ses idées à André Pieyre de Mandiargues. C’est dire que l’imagination, chez Gagnon, n’est pas débridée. Ses récits, au contraire, sont fort structurés, réglés comme du papier à musique. D’ailleurs, l’ensemble peut faire penser à un opéra en trois actes, peut-être un opéra wagnérien, avec ses personnages aux limites du divin, ses passions dévorantes, ses paysages sauvages. Le style employé est lui-même musical : on devine un travail soigneux derrière le rythme et la sonorité des phrases.
Il faut souligner en terminant le très beau travail éditorial des éditions de Cinq heures, une nouvelle maison de Montréal. La mise en page aérée et l’image inspirée de la page couverture montrent un grand respect envers l’œuvre. On ne sait si ces éditions publieront d’autres récits fantastiques, mais on souhaite que leurs prochaines parutions demeurent aussi élégantes.
David DORAIS