Esther Rochon, La Rivière des morts (Fa)
Esther Rochon
La Rivière des morts
Lévis, Alire (Romans 102), 2007, 366 p.
J’ai lu La Rivière des morts d’une traite – en trois jours, en fait, mais à la vitesse où je lis, c’est ce que ça signifie –, puis lorsque j’ai déposé le tome, je me suis retrouvé avec le sentiment que j’ai presque toujours après avoir lu du Esther Rochon : celui d’avoir été mis en face d’une œuvre de grande importance littéraire, mais à ce point inclassable que je ne suis jamais trop sûr à qui faire part de mon enthousiasme. À mes collègues écrivains du milieu, certes, et aux lecteurs de Solaris, bien entendu, mais ceux-ci sont généralement déjà au courant que publie parmi nous une auteure au style aussi unique et personnel.
Comment convaincre le reste du lectorat ? Rochon me rappelle des auteurs comme Thomas Ligotti, ou des cinéastes comme David Lynch ; créateurs qui semblent sourds à toute notion de concession pour « plaire » alors que c’est un des aspects qui me plaisent dans leur œuvre, paradoxalement. En page 108, Laura, la narratrice, parle de l’œuvre de Lovecraft et de ces autres livres étranges dont « les auteurs n’avaient pas été reconnus », mais qu’elle reconnaît comme ses maîtres à elle, « bien plus que ceux que l’on voyait s’exprimer devant les caméras ». Ce serait une excellente définition en abyme de ce que représente Rochon pour moi, une auteure qui, mieux que quiconque, sait évoquer dans ses livres des « possibilités d’étrangeté ».
Et ceci est vrai même dans le cas de ce roman particulier, qui se déroule dans le décor le plus réaliste, au point que le lecteur qui s’arrêterait à la moitié pourrait rester sur l’impression qu’il a lu un roman autobiographique. Tout commence dans le Ville Mont-Royal des années 60, où Laura Fraser est une adolescente solitaire qui vit mal le déracinement subi lorsque ses parents ont quitté l’Ontario pour ce quartier austère et cossu de Montréal. Ontarienne transplantée au Québec, francophone parmi les anglophones, adolescente dans un univers d’adultes, elle se sent rejetée de tous. Pour fuir cette morne existence, elle se réfugie dans des fantasmes de plus en plus élaborés, inspirée entre autres par l’œuvre de Lovecraft, le célèbre écrivain de fantastique avec lequel elle se sent des affinités qui vont au-delà de la littérature. Pendant ces rêveries, elle rencontre deux êtres surnaturels, Valtar et Sirwala, avec qui elle établit un contact, bien fugace au demeurant.
Cette première section du roman, claustrophobique et obsessionnelle, rédigée dans un présent en prise directe, est suivie d’une seconde partie dans laquelle les émotions sont moins à fleur de peau. C’est normal : quarante ans ont passé, Laura s’est transformée en une retraitée sage et sans histoire, une dame élégante aux cheveux gris que les passants ne remarquent pas lorsqu’ils la croisent dans la rue. C’est le moment que choisissent Valtar et Sirwala pour reprendre contact avec elle. D’abord incrédule en apprenant que ces deux êtres hors du temps n’étaient pas entièrement les fruits de sa fiévreuse imagination d’adolescente, Laura est entraînée dans une intrigue qui, en surface, se conforme à un fantastique urbain classique. Le lecteur apprend en même temps que la protagoniste que le monde n’est pas celui qu’elle croyait être, qu’un être maléfique, incarné dans notre monde sous les traits d’un bel homme séduisant, met en péril depuis son domaine de Ville Mont-Royal un phénomène magique qui existe sous la surface à ce point particulier du globe, et ceci depuis des temps immémoriaux. La révélation de sa véritable nature mythique mènera éventuellement Laura à s’impliquer dans une véritable lutte entre le « bien » et le « mal », pour rétablir l’équilibre normal du monde…
Les lecteurs familiers de l’œuvre d’Esther Rochon auront deviné que malgré cette trame fantastique convenue, l’œuvre ne saurait être banale et prévisible. Même si j’étais prévenu que la narratrice posséderait plus d’un trait commun avec l’auteure – dont le nom de jeune fille est Blackburn, aux consonances « anglaises » comme Fraser, ce qui n’est évidemment pas innocent –, je me doutais que je ne lirais pas un texte d’autofiction ou un roman d’apprentissage, même si ces deux registres sont présents.
De la même manière, s’il est vrai que le développement romanesque de la seconde partie offre les mêmes éléments, aux mêmes endroits, que n’importe quel roman à suspense – emploi du passé simple, intrusion de personnages en rupture avec la trame normale du monde, incrédulité de la protagoniste, puis réacclimatation progressive de celle-ci avec la nature magique du réel, telle qu’elle l’avait entrevue à l’enfance – la fusion de tous ces éléments et ces modes reste résolument rochonienne. L’auteure n’a rien perdu de sa facilité déconcertante à glisser de l’introspection douloureuse au prosaïsme le plus quotidien, en passant par la réflexion philosophique, le résultat étant parfois tout à fait déstabilisant, ou encore parfaitement amusant. Comment ne pas éclater de rire lorsque Valtar et Laura, après avoir assisté à la grandiose vision des âmes s’envolant au ciel, vont se sustenter de beignes et de café « avec la satisfaction du travail bien fait » (p. 344) ? Ai-je mentionné que Laura possède un compagnon robot dans son appartement montréalais, qui l’assiste dans son enquête ? Sous une autre plume, ce détail serait un dérapage, mais Rochon emprunte les avenues de l’imaginaire qui sont les siennes, et il est normal qu’on y fasse de curieuses rencontres.
Roman autobiographique ? Réalisme magique ? Fable politique et écologique ? C’est tout cela, et aussi un hommage à Lovecraft et aussi un des plus fascinants livres sur Montréal. On en revient au constat habituel. C’est du Rochon. Rien ne sert de discourir, il faut lire.
À qui recommander La Rivière des morts ? Je pense que le plus prudent est de répondre : à tous !
Joël CHAMPETIER