Francine Pelletier, Si l’oiseau meurt (SF)
Francine Pelletier
Si l’oiseau meurt
Lévis, Alire, 2007, 334 p.
Le changement, la différence, l’autre, l’autrement : tels sont les principaux motifs de la science-fiction, la basse continue sur laquelle depuis des décennies s’élabore l’extraordinaire diversité des textes, une problématique complexe qui peut couvrir les space operas les plus échevelés comme des futurs terrestres d’une troublante proximité. Le précédent roman de Francine Pelletier, l’excellent Les Jours de l’ombre, appartenait sans équivoque à la première catégorie avec ses humanoïdes, ses mutants et ses métamorphoses. Si l’oiseau meurt semble nous inviter à explorer la seconde, même si la localisation du récit dans le temps et l’espace est de prime abord, et délibérément, ordinaire. Le protagoniste, Manu, est un enfant dans un corps d’adulte, qui découvre peu à peu son environnement, et nous avec lui. Dans une campagne idyllique, il est hébergé, soigné et aimé par les membres de la famille Laganière, le docteur et sa fille Marthe, ainsi que leurs amis, et en particulier le petit Paul, son compagnon de jeux. Une savante progression de dissonances nous fait prendre conscience, comme lui, de l’énigme que constitue son passé, des circonstances qui l’ont amené à devenir amnésique – et de l’attention quelque peu anxieuse qui l’entoure plus ou moins discrètement : Manu est peut-être dépositaire d’un important secret.
On ne peut résumer l’intrigue sans désenchanter totalement ce récit, mené de surprise en surprise avec une maîtrise et une dextérité qui ne se démentent jamais, dans une langue sans accrocs – Francine Pelletier atteint ici à la pleine possession de ses considérables talents, avec une profondeur et une lucidité dans l’émotion qui sont les signes d’une écrivaine arrivée à maturité. Le décor physique et historique se dévoile peu à peu et nous vivons ces chocs en même temps que Manu, avec le même étonnement d’abord enfantin puis angoissé ou furieux. Car le véritable sujet de ce roman, c’est l’itinéraire intérieur du protagoniste, sa découverte de vérités et des responsabilités parfois accablantes, et ses choix subséquents, qui déterminent quelle sorte d’être humain il désire devenir, après celui qu’il a été.
On pourrait s’attendre ici au basculement habituel de ce type de récit dans le mode héroïque, avec l’implicite (ou explicite !) mégalomanie science-fictionnelle de luttes planétaires de pouvoir sur fond de vastes perspectives cosmiques, mais il n’en est rien. Lorsque Manu est confronté au plus grand que nature, c’est à un phénomène naturel, justement, un tsunami ravageur qui évoque de poignants échos très contemporains et où il n’est qu’un humain parmi d’autres, essayant d’aider autrui… J’ai parfois pensé à Des Fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, cette simple et déchirante trajectoire d’un simple d’esprit cobaye d’une expérience qui le rend génial, mais qui redevient lui-même, humblement, après avoir volé dans des hauteurs auxquelles n’ont pas accès les humains ordinaires. Ce que Manu apprend plus modestement de lui-même à travers le monde qui l’entoure le transforme à jamais, mais le tragique de sa condition n’est pas celui du héros mythique surdimensionné, c’est le nôtre – celui de l’alouette des champs plutôt que celui du Dompteur de dragons : si l’oiseau s’envole, il peut aussi mourir. Entre-temps, Manu aura découvert le péché, et les difficultés de la rédemption, mais c’est sur le visage de sa fille et le « ciel infini » qu’il fermera les yeux.
Élisabeth VONARBURG