Michel Tremblay, Le Trou dans le mur (Fa)
Michel Tremblay
Le Trou dans le mur
Montréal : Leméac/Actes Sud, 2006, 241 p.
Suites, uchronies, steampunk, fantasy : la tendance est à l’exploration de mondes déjà connus, dans l’espoir d’en tirer une émotion nouvelle. Michel Tremblay n’y échappe pas : il convie ses lecteurs à se replonger dans un univers qui leur est déjà familier.
Avant tout, Tremblay rend hommage dans ce livre à deux œuvres de jeunesse relevant du fantastique : Contes pour buveurs attardés (recueil paru en 1966, mais dont les textes post-datés remontaient en fait à 1960-1962) et La Cité dans l’œuf (1969). Le protagoniste du livre est celui-là même qui revenait de la cité dans l’œuf de verre du roman, tandis que la structure du texte matérialise le schéma suggéré par le titre du recueil (qui se contentait en fait d’aligner des contes sans décrire explicitement le lieu où se rencontraient les buveurs).
Le préambule est assez long. L’auteur replonge dans le fantastique avec toutes les hésitations d’un vieil homme retournant pour la première fois au bordel qui vit ses premiers ébats. Il multiplie les précautions oratoires sous la forme des tergiversations du personnage qui répugne à renouer avec des aventures qu’on l’avait convaincu de ne plus jamais mentionner. Tremblay n’a-t-il pas déjà renié à demi-mot son passé de fantastiqueur ? Au sujet de Contes pour buveurs attardés, il écrivait en 1985 : « Ces contes me font aujourd’hui sourire, comme s’ils avaient été écrits par quelqu’un d’autre, quelqu’un de très naïf, de trop sensible, un malheureux, touchant et (pourquoi ne pas le dire) doué jeune homme avec qui on a envie de jouer au papa. » (En 1966, l’accueil de la critique montrait déjà les limites de la culture littéraire québécoise : alors que Tremblay s’inspirait ouvertement de Jean Ray et de fantastiqueurs relativement contemporains, Adrien Thério citait… Edgar Allan Poe.)
Le cadre du recueil est fantastique, car le narrateur tombe un jour sur une porte dans une façade de la rue Saint-Laurent qui n’avait jamais existé auparavant et qui n’existera que pour lui. Cette porte le conduit dans un bar en sous-sol du théâtre du Monument-National, un lieu diabolique où patientent les âmes en peine en attendant une personne à se confier. Si elles obtiennent l’absolution, elles pourront monter à l’étage au-dessus, passant du purgatoire au paradis.
Mais les cinq contes du recueil ne sont pas du tout fantastiques. Ils racontent tous le destin d’un personnage de cette Main à demi-fictive que Tremblay a mis en scène dans ses œuvres. Il y a une chanteuse, Gloria la si peu glorieuse, et un musicien de rue, Willy Ouellette, le roi de la ruine-babines. Il y a un acteur, Valentin Dumas. Il y a un travesti, Jean-le-Décollé. Et il y a le tueur du boss local, Tooth-pick, le bourreau.
Le narrateur lui-même souligne la bizarrerie d’une situation fantastique qui aboutit à l’écoute d’histoires parfaitement ordinaires. Et c’est effectivement le reflet inversé de la situation postulée en 1969, quand les récits fantastiques étaient relatés par et pour des buveurs dans un bar présumément ordinaire.
Tremblay entretient savamment le suspense. À chaque confession, le narrateur ressort à l’air libre en découvrant un monde dont les couleurs se délavent et se perdent, de sorte qu’il peut craindre d’émerger un jour dans un monde incolore ou disparu. Puis, il apprend qu’il pourrait avoir à écouter la confession de Tooth-pick, dont les actes de cruauté ne se comptent plus (mais peuvent se conter). Et qu’il pourrait être appelé à le remplacer s’il lui accorde l’absolution… La nature du paradis en question, à l’étage au-dessus, lancine aussi et le narrateur se risquera à le visiter rapidement, découvrant quelque chose qui ressemble à un party de Noël éternel.
Il y a des constantes dans les contes de Tremblay : plusieurs personnages sont des forts en gueule, manifestant une forfanterie essentielle à la survie dans les bouges et recoins de la Main. Mais lorsque la mort (qui prend d’habitude les traits de Tooth-pick) vient les visiter, ils craquent et supplient. Même Tooth-pick quand il y passe, à son tour.
La fin de Tooth-pick détonne, pourtant. La mort que lui réservent les habitués de la Main est gothique sans être originale. Si elle satisfait le besoin de justice immanente du lecteur, cette exécution semble bien recherchée – bien littéraire, en un mot.
Bref, c’est un livre qui bouscule les habitudes. Le fantastique y est plutôt gentillet et bon enfant, tandis que les récits réalistes sont baroques et horrifiques. C’est aussi un hommage d’esthète cultivé au passé. Tremblay évoque non seulement des éléments de sa propre œuvre, mais aussi des personnages de la scène et du cinéma d’il y a cinquante ans. Des noms à moitié oubliés défilent : Xavier Cugat, Lionel Daunais, Yvonne de Carlo… Et on a certes l’impression que Tremblay, apôtre du joual, règle ses comptes avec un certain théâtre québécois d’avant la Révolution tranquille, dominé par des acteurs ou professionnels d’origine française, en particulier quand il présente le personnage de Valentin Dumas, l’importé de service.
Le talent de Tremblay est indéniable et on ne s’ennuie pas. Est-ce que ce livre mérite d’occuper la même place dans la production fantastique que ses ouvrages des années soixante ? Je dirais que oui, mais peut-être par défaut, aujourd’hui comme hier. Ses Contes pour buveurs attardés n’étaient pas nécessairement plus frappants que ceux de Claude Mathieu ou Roch Carrier à la même époque, mais ils avaient le mérite d’exister. Le Trou dans le mur ne révolutionne pas le genre, mais il est livré avec un brio qui mérite le détour.
Jean-Louis TRUDEL