Collectif, Agonies (Fa)
Jonathan Reynolds, Ariane Gélinas et Pierre-Luc Lafrance
Agonies
La Maison Des Viscères, 2012.
Agonies est le premier-né des éditions La Maison des Viscères, dirigée par Alamo Saint-Jean et Frédéric Raymond, deux jeunes hommes présents depuis assez d’années dans le milieu pour qu’il devienne gênant de parler d’eux en terme de petits nouveaux.
Il en va de même pour les auteurs…
Ayant un faible pour le genre blood and gore (sang et tripes, en français de traduction qui sonne mal) tant en livre qu’en film, je me suis procuré sans tarder le premier recueil officiellement gore « bien de chez nous ». Les éditeurs nous promettent le livre québécois à la plus forte densité de gore… Et tant qu’à moi, ils tiennent promesse.
Certains pourraient s’objecter à la simple existence du genre gore, à l’inutilité voire la perversion qu’il représente. Or, de toute époque, l’humanité a été fascinée par la violence, le sang et la souffrance, qu’on pense aux jeux du cirque, aux bûchers du Moyen-Âge, aux écrits du Marquis de Sade ou à notre cinéma d’horreur contemporain. Je crois personnellement que cette fascination fait partie de ce que nous sommes, qu’on le veuille ou non. Assumer la dite fascination en lisant ou en regardant du gore est un choix personnel. Et non, le gore ne rend pas nos jeunes fous furieux ou suicidaires, le heavy metal et les Beatles non plus. Les jeunes ont leur famille pour ça. Ceci dit, je ne laisserais pas mes neveux et nièces mineurs lire Agonies… C’est d’ailleurs clairement déconseillé sur la pochette du livre.
La première novella, « Sam », nous raconte l’histoire de Samantha, une adolescente des Cantons de l’est dont les parents et amis sont massacrés à tour de rôle… Les cadavres s’entassent autour d’elle, littéralement. Car Sam, une jeune fille anorexique souhaitant avoir une vie d’ado normale, a tout sauf ça ! Quelle étudiante du secondaire doit se battre quotidiennement contre un tueur sadique qui va et vient dans sa vie comme il le veut ? D’autant plus que le tueur en question est un goinfre de moins en moins discret qui sème les reliefs de ses victimes un peu partout derrière lui.
« Sam » est l’aboutissement de l’histoire que Jonathan Reynolds avait débuté dans La Nuit du tueur (Série Obscure, aux Zailées). Dans Agonies, Jonathan Reynolds a amélioré son écriture et l’intrigue est plus fluide. L’auteur est un grand amateur de cinéma d’horreur de type slasher (dont Halloween est un des classiques) et cette novella est clairement un hommage au genre. L’auteur est originaire de l’Estrie et a choisi d’y situer son intrigue. Bon choix : on reconnaît les paysages admirables de ce coin et la présence de quelques noms anglophones n’y est pas incongrue.
Pour ce qui est de l’intensité des scènes de gore, les amateurs vont être servis. Les scènes de violence sont du niveau d’American Psycho de Brett Easton Ellis, alors vous voilà avertis. Des trois novellas du livre, c’est « Sam » qui remporte la médaille d’or du sanglant. L’histoire elle-même m’a cependant moins intéressée. J’avoue ne pas être une vraie fan des slasher movies et je crois que c’est un prérequis pour pleinement apprécier les péripéties un peu répétitives et la trame sous-jacente plutôt classique de « Sam ». Par contre, le désespoir de l’héroïne est bien rendu, la rédaction à la première personne fonctionne. La scène finale est réussie et touchante. Signalons en passant que Reynolds n’en est pas à ses premières armes et a publié plusieurs nouvelles dans divers magazines et fanzines et de courts romans aux éditions Les Six Brumes et aux éditions Les Z’Ailées.
La seconde novella, « Amarante », nous plonge dans un univers onirique et inquiétant. Ariane Gélinas nous propose une croisière aussi éthérée qu’angoissante. Son héros, un jeune traducteur nommé Charles, noie dans l’alcool les deuils successifs qui ont ponctué sa vie. Le dernier en liste est le suicide de sa compagne Laura, une artiste-peintre douée mais psychologiquement fragile, portée sur l’auto-mutilation. Dépressif et lui-même suicidaire, Charles adopte pour ses beuveries quotidiennes L’Achéron, un bar lugubre situé près du port. Un habitué de la place nommé Charron l’accoste et lui propose un coupon d’embarquement pour un paquebot dont il est le passeur. Charron promet à Charles un changement radical d’existence qui lui permettra de comprendre ce qui est arrivé à Laura. Estimant qu’il n’a rien à perdre, Charles accepte l’offre.
L’Amarante n’a rien d’un bateau de croisière… Les marins sont saouls et l’étrange capitaine du bateau signale à Charles dès son arrivée qu’une loi implacable régit le vaisseau décrépit : les passagers de l’Amarante ne doivent s’attacher à personne. Et que dire desdits passagers ! Une voisine de cabine nymphomane et court-vêtue, des couples adeptes de sado-masochisme, une hystérique, une naine mutilée… Sans oublier des artistes pour qui la chair et le sang sont les médiums favoris. Tout ce beau monde ne semble pas concevoir d’extases artistiques ou sexuelles sans souffrances, blessures ou mutilations.
Je dois avouer avoir un faible pour l’écriture d’Ariane Gélinas, dont j’ai particulièrement apprécié le premier livre, L’Enfant sans visage (XYZ) qui s’est d’ailleurs mérité le prix Boréal de la meilleure nouvelle en 2012. Je reconnais chez elle l’atmosphère onirique que j’aimais tant chez Marcel Béalu ; ses personnages ambigus et pervers aux relations interpersonnelles pour le moins malsaines ne sont pas sans rappeler ceux de Natasha Beaulieu ou de Sérena Gentillhomme.
Sur l’Amarante, le voyage vire progressivement au cauchemar, avec une violence bien présente mais de mon point de vue moins déstabilisante que l’atmosphère de décadence et de désespoir qui imprègne le récit. Le lecteur se retrouve plongé dans un monde sans loi ni limites hormis celle mentionnée plus haut par le capitaine Morel. Si Ariane Gélinas insiste moins sur le côté gore de son histoire, l’ambiance glaçante de cette dernière plonge le lecteur dans un profond malaise. Pour ma part, l’expérience ne m’a pas du tout déplu… ! Et les pointes d’humour dont elle parsème « Amarante » sont délicieuses…
Parler de délices, justement, nous amène au « Baptême de sang » de Pierre-Luc Lafrance. On y suit l’inspecteur Frédéric Boisclair et son équipe de la police de Québec venant juste de mettre la main au collet sur un jeune homme d’apparence inoffensive, sans aucun casier judiciaire… qui a commis un meurtre effroyable teinté de cannibalisme. L’interrogatoire tourne mal : Leclerc, un vieux de la vieille, abat son suspect au moment où ce dernier casse ses menottes et se jette sur lui. Un autre corps policier est donc appelé à enquêter sur ce violent incident… Vous donner plus de détails sur l’histoire serait commettre un impair. Le plus grand charme de la novella consiste à remonter le temps et les méandres de l’enquête.
Cette dernière en mène à une autre, avec de courtes scènes entrelacées qui ne prendront tout leur sens qu’à la fin du récit. Et si il y a du blood and gore en masse, « Baptême de sang » n’en reste pas moins un excellent récit policier. Les personnages sont crédibles, les scènes de crime aussi malgré leur extrême violence ; l’auteur évite de tomber dans le grand guignol. Et la trame fantastique m’a aussi beaucoup plu, même si certains la trouveront peut-être trop classique. Et en passant, bravo pour la description des soirs pluvieux de novembre à Québec, glauques et déplaisants à souhait. On s’y croit !
Juste un petit bémol pour une ou deux expressions boiteuses et le fait que l’auteur montre un personnage revenant d’un cinéma où il a assisté à un « programme double ». En 2012 ? Si vous pouvez m’en signaler un ailleurs que dans un ciné-parc, je vous paye une bière. À date, j’ai lu quelques nouvelles « pour adultes » de Pierre-Luc Lafrance que j’avais appréciées (il a aussi publié plusieurs titres en littérature jeunesse), mais « Baptême de sang » m’a fait tourner les pages avec grand plaisir et j’ai hâte de lire encore cet auteur !
Pour terminer, je lève mon chapeau à ce premier opus de La Maison des viscères, qui a eu le guts de publier du gore ouvertement, sans se cacher ni avoir peur des mots… Lâchez pas, les gars ! J’attends votre prochaine publication…
Valérie BÉDARD