Daniel Canty, Wigrum (SF)
Daniel Canty
Wigrum
Saint-Henri-de-Taillon, La Peuplade, 2011, 202 p.
Les clefs de la machine analytique de Babbage. Un biscuit grignoté par le Père Noël. Des cheveux du baron von Münchhausen. La plaque identifiant un cerveau artificiel construit durant la Seconde Guerre mondiale par la résistance polonaise et destiné à penser par métaphores…
L’ouvrage semble avoir presque autant d’auteurs que le catalogue qui en est la clé de voûte compte d’objets distincts. Si le nom de Canty est le seul à orner la couverture, c’est parce que la plupart des autres auteurs sont purement imaginaires ou virtuels, ou ont signé d’autres ouvrages que le « roman » de Canty repique sans vergogne. Wigrum est à la fois un livre-concept et un divertissement métafictionnel. Toutefois, le concept d’un catalogue d’objets allant de la machine imaginaire à la relique littéraire inventée est nettement plus séduisant que le jeu de miroirs complémentaire qui fait disparaître le collectionneur présumé, Sebastian Wigrum, entre deux pages du livre qui le fait vivre.
Les objets que Wigrum est censé avoir collectionné relèvent parfois de l’histoire réelle et parfois de l’histoire littéraire, mais le texte ne cesse de mêler le vrai et le faux. Les enchâssements vertigineux rappellent un peu le jeu auquel s’est livré Jacques Brossard dans les préfaces successives emboîtées de L’Oiseau de feu qui finissaient par fusionner le récit de science-fiction et le récit biblique en assimilant du coup ce que Northrop Frye appelait le grand code de la littérature occidentale à une histoire inscrite dans la lignée de Jules Verne. Canty s’ajoute d’ailleurs lui-même au nombre des personnages en mêlant des éléments de sa propre biographie au compte rendu des origines supposées du livre. L’ouvrage accumule si bien les éléments récursifs qu’on s’attendrait à trouver Gödel, Escher, Bach de Hofstadter dans les références de Canty, mais celui-ci se contente de faire de Turing une des figures tutélaires de son univers composite.
Bref, Wigrum est une expérience littéraire de haute volée, qui combine les dessins d’Estela López Solís et des anecdotes historiques ou littéraires – parfois montées de toutes pièces parfois non – qui sont émaillées d’anachronismes et d’erreurs flagrantes que l’on pressent volontaires, dans le but de souligner l’artificialité de l’édifice intellectuel ou d’abolir en même temps toute distinction entre la réalité et la fiction. Un index permet d’associer des ouvrages et textes publiés aux notices du catalogue. Dans certains cas, l’allusion ou la référence en guise d’hommage est claire. Ailleurs, le lien à établir avec la notice est nettement plus obscur, même pour qui connaîtrait bien l’œuvre indiquée. S’agit-il d’une invitation à redécouvrir celle-ci, ou à méditer sur les voies détournées de l’inspiration ?
Des auteurs de science-fiction, qui vont de Cyrano de Bergerac et Mary Shelley à Kurt Vonnegut et le duo de William Gibson et Bruce Sterling, sont également cités, ainsi que des œuvres disparates qui incluent aussi bien Albator que The Addams Family. Outre les machines imaginaires, qui doivent quelque chose à La Manufacture de machines de Louis-Philippe Hébert (autre titre cité), cette intertextualité permet de classer Wigrum dans les œuvres de science-fiction d’ici. Tout en appartenant à une catégorie de jeux littéraires exigeant une vaste érudition pour être goûtés pleinement, avouons que celle-ci sera sans doute plus accessible pour plusieurs lecteurs que les ratiocinations scientifico-philosophiques de la science-fiction pure et dure.
Jean-Louis TRUDEL