Éric Gauthier, Montréel (Hy)
Éric Gauthier
Montréel
Lévis, Alire (Romans 143), 2011, 608 p.
Il y a des livres que je regrette de rencontrer dans le cadre de mes activités de critique. D’abord parce que parfois (trop souvent), les romans que je m’engage à commenter se révèlent mauvais et je dois, malgré tout, les terminer : c’est la moindre des choses si je veux fournir au lecteur assez d’informations pour que celui-ci puisse choisir de lire ou non l’ouvrage en question. Mais cela m’arrive aussi avec des romans que je trouve trop bons. J’aimerais avoir le temps de les déguster, de m’immerger totalement dans l’univers qui m’est présenté… Mais même si les vilains critiques se considèrent parfois (trop souvent) comme de véritables demi-dieux avec pouvoir de vie ou de mort sur un livre, ils sont soumis à des échéances et ils ne peuvent prendre leur temps (et leur pied), même s’ils en ont terriblement envie ! J’aurais aimé passer des jours, des semaines dans Montréel… Mais même si j’ai dû pousser mon rythme de lecture au-delà de mes capacités, je suis revenu de ce roman avec cet émerveillement qui nous accompagne quand on revient d’un court voyage dans un pays où il y a tant à voir.
Parce que c’est bien à un voyage dans un pays exotique que nous invite Éric Gauthier. Dans le Québec alternatif de Montréel, la magie constitue un ensemble de forces physiques aux propriétés surprenantes, pouvant être contrôlées à l’aide d’une technologie sophistiquée, mais qui peuvent aussi engendrer des catastrophes. Aussi les grandes villes du monde doivent-elles être construites selon des architectures précises et équipées de « paratonnerres » spéciaux pour éviter les apparitions de fantômes et autres phénomènes dérangeants générés par les énergies magiques instables. La ville de Montréel, elle, possède une zone neutre, où la magie n’a aucun effet. C’est là que le gouvernement a installé ses pénates, dominant un labyrinthe de rues peuplées de citoyens ordinaires, de mages et d’excentriques déguisés en spectres.
C’est du sommet de cette montagne qu’Oscar Martel, nouveau président de la Commission d’urbanisme de Montréel, contemple la ville dont il doit s’assurer la stabilité magique. Mais le mandat du nouveau président est vite perturbé : une nuit, un quartier entier disparaît, remplacé par un champ issu d’un autre monde. Est-ce un acte terroriste ? Un accident ? Les enquêteurs dirigés par Martel tentent de faire la lumière sur l’incident, aidés par les plus grandes autorités en matière de magie. Mais ils ne sont pas les seuls : Clovis Thériaud, un concierge qui a reçu la visite d’un fantôme au moment de la catastrophe, et Léopold Sanschagrin, un ancien mage rebelle, tentent eux aussi de comprendre ce qui s’est passé. La disparition a-t-elle été causée par un projet secret sur lequel travaillait Alasdair McPhie, le défunt prédécesseur de Martel ? Les mages de Montréel pourront-ils ramener les disparus, captifs d’une autre dimension aussi mystérieuse qu’inquiétante ?
Après Une fêlure au flanc du monde, Éric Gauthier nous offre un roman-univers qui m’a fait songer, dans un premier temps, aux livres d’Élisabeth Vonarburg. Les deux cents premières pages du roman, même si elles présentent les éléments déclencheurs du récit (la disparition, l’enquête de Clovis et Léopold…), possèdent ce calme et cette lenteur qui caractérise souvent les écrits de la Grande Dame. Elles ont surtout pour but de nous exposer l’univers dans lequel prend place la suite du roman. Passé ce cap, on retrouve un récit plus enlevé, qui se rapproche des péripéties d’Une fêlure au flanc du monde : les mystères, mais aussi les pistes de solution se multiplient, et on tourne rapidement les pages. Le lecteur qui aime les romans dont le but premier est de nous dépayser, de nous plonger dans des univers différents embarquera dès le début dans Montréel et se rendra en ligne droite jusqu’à la fin. Les lecteurs qui aiment davantage les péripéties, les enquêtes policières et les mystères à résoudre, mais qui sont moins à l’aise avec les expositions qu’on rencontre inévitablement dans les bouquins de fantasy et de SF, pourraient lutter un peu au début, Montréel demandant quand même qu’on soit disposé mentalement pour s’y attaquer. L’effort investi en vaudra toutefois la peine : ce type de lecteur, une fois l’univers approprié, risque fortement d’y trouver satisfaction.
Les lecteurs qui ont déjà lu des romans comme Perdido Street Station de China Miéville, ou vu des anime japonais comme Full Metal Alchemist, se retrouveront en terrain familier à la lecture de Montréel, toutes ces œuvres présentant des mondes urbains où magie, physique et technologie sont fusionnées. Le roman d’Éric Gauthier se démarque quand même de ses prédécesseurs dans la mesure où il incorpore des éléments propres au Québec (noms de lieux, de gens, expressions langagières, géographie, histoire, etc.) et constitue sans doute, sur ce plan, une première dans l’univers de la littérature de genre. Mais surtout, Montréel est un véritable plaisir au niveau des mots. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aurais aimé avoir tout mon temps pour le déguster : Montréel demande qu’on prenne son temps pour apprécier les métaphores et autres figures de styles brillantes dont Éric Gauthier parsème sa prose ici et là. Autant de petits bijoux sur lesquels vous tombez sans prévenir, au détour d’une ligne ou d’une page, et qui réussissent à vous imprimer un sourire émerveillé sur le visage.
À lire, donc. Et si vous n’êtes pas d’humeur, gardez Montréel en réserve pour le moment opportun : vous ne le regretterez pas quand celui-ci se présentera.
Philippe-Aubert CÔTÉ