Ariane Gélinas, Les VIllages assoupis T.1 : L’Île aux naufrages (Fa)
Ariane Gélinas
Les Villages assoupis T.2 : L’Île aux naufrages
Montréal, Marchand de feuilles (Lycanthrope), 2013, 172 p.
La présence de pétrole sur Anticosti tout autant que l’acte manqué entourant la vente par Hydro-Québec, à des prix dérisoires, de ses droits d’exploitation à des intérêts privés vient occulter, chez une large frange de population indignée, tout le charme sauvage de cette île située à l’embouchure du St-Laurent. Tout chasseur sportif natif de la Belle Province l’affirmera sans détour : les forêts giboyeuses d’Anticosti en font un décor inspirant, ce qu’a justement compris Ariane Gélinas. Celle-ci nous livre d’ailleurs, dans le second opus de son triptyque des Villages assoupis, une peinture glorieuse de ces boisés touffus, parfois marécageux, qui se dressent au-dessus des falaises et des traîtres récifs où se sont échoués bon nombre de navires – environ quatre cents, nous rappelle l’auteure, funeste statistique qui donne au passage son titre au roman.
L’Île aux naufrages nous transporte dans l’univers du comte Florian Morel, personnage de noble ascendance dont l’opulente demeure n’a d’égale que la suffisance de son maniérisme archaïsant. Le village fantôme d’Edelweiss où se situe le manoir est à l’image de la vie menée par Florian : enfermé dans la solitude du souvenir d’un passé plus faste, dans le silence de l’abandon que ne font qu’accentuer les menus travaux effectués par Lorédan, son domestique ; lequel, l’espace d’une nuit, deviendra son amant. Entre ses parties de chasse et ses meurtres occasionnels, pratiques de la mort qui obéissent à une tradition familiale dont la rigidité se fait l’écho de celle des cadavres artificiellement tétanisés en une « salle aux trophées » par la taxidermie habile du protagoniste, Florian rêve d’un remariage avec une belle qui serait la copie de sa défunte épouse, laquelle, avec son propre père, constitue la pièce maîtresse de son grotesque musée où se confondent humains et animaux. S’organise alors une réception auquel il espère convier une femme aperçue à la fenêtre d’une mystérieuse mansarde enfoncée dans les bois – réception dont la préparation sera chamboulée par l’émergence d’une maladie qui transforme ses porteurs en véritables zombies cannibales.
Si le premier roman d’Ariane Gélinas était remarquable autant par son rythme, sa forme et son intrigue poignante, ce qui lui d’ailleurs valu le mérité Prix Jacques-Brossard, force est d’admettre que L’Île aux naufrages n’est pas à la hauteur des attentes élevées que sa parution a nécessairement suscitées. D’abord, le thème des villages fantômes qui est au cœur de ce triptyque est ici mal exploité. Là où le village du premier opus nous hantait du début à la fin, nous attirant dans un crescendo en mode révélation, celui d’Edelweiss n’est que peu présent, se limitant malheureusement à une description par trop succincte. C’est plutôt Anticosti elle-même qui sert de toile de fond – or, peut-on véritablement qualifier l’île en entier de village fantôme ? Je ne crois pas. La maladie elle-même, élément perturbateur, survient bien tard dans le roman, et sa mise en intrigue devient l’objet, en bout de piste, d’une invraisemblance ma foi fort difficile à avaler.
S’il est vrai que l’auteure évite de sombrer dans le facile pastiche du roman de zombies en rendant la progression de la maladie plus lente et quelque peu contrôlable par le froid et l’application de plantes médicinales (limitant de ce fait les sujets infectés à une demi-douzaine tout au plus), il reste que cet élément fantastique tombe complètement à plat lors de la réception elle-même, qui se déroule sans anicroches alors que Florian est fortement infecté et que l’une des enfants, au stade avancé de la maladie, agit en tant que domestique masquée. Et que dire de la facilité déconcertante avec laquelle le protagoniste parvient à trouver un remède ? Ou encore sa volonté de dormir dans un réfrigérateur en marche afin de retarder la progression de la maladie ? Ne serait-il pas mort de froid – ajoutant l’incohérence à l’invraisemblance ?
Il me semble que la table était pourtant mise pour une fin explosive, en un bain de sang que les nouvelles publiées par l’auteure, notamment dans Solaris, nous ont habituées, lui fidélisant un public aficionado d’horreur qui se délecte de son agréable plume macabre. Au lieu de ça, Ariane Gélinas nous livre un détestable happy end, convenu et à l’eau de rose, qui sied mal à son protagoniste. Il faut dire que celui-ci est calqué sur Jean des Esseintes, l’archétype du décadent que Huysmans peint dans À rebours ; or, un tel personnage ne peut susciter qu’un certain malaise chez le lecteur, aussi aurait-il été souhaitable, à mon sens, de le voir mourir, ou du moins se transformer, pour notre plus grand plaisir, en une bête sanguinaire. Si l’effet souhaité par l’auteure était d’accentuer ledit malaise en le voyant réussir son entreprise, c’est-à-dire se remarier afin de perpétuer sa lignée familiale, alors j’admets d’emblée qu’elle a réussi – car je n’ai eu nul bonheur, nul réconfort, nul soulagement dans cette finale rappelant les beaux jours du mélodrame à la Pixerécourt.
Malgré ces faiblesses sur le plan de l’intrigue, Ariane Gélinas réussit quand même à nous transporter dans l’exotisme sauvage d’Anticosti par la seule force de son style, par sa maîtrise formelle qui marie épuration et débauche hyperbolique selon la nécessité du moment. C’est là une qualité rare, qui à elle seule mérite que l’on s’attarde à la lecture de L’Île aux naufrages, et qui trouve d’ailleurs toute sa puissance d’évocation dans la banalité du meurtre remémoré ou dans le détail de la plaie putréfiée. On note bien quelques répétitions ayant échappé au processus de révision éditoriale, mais ce sont là des détails qui n’enlèvent rien au souffle poétique qui transparaît des pages. Espérons seulement que le dernier tome, tout en nous délectant à nouveau de ce style léché, saura éviter les pièges qui ont malheureusement affaibli la lecture de celui-ci.
Marc Ross GAUDREAULT