Héloïse Côté, Les Voyageurs T.1 : Le Frère de Lumière (SF)
Héloïse Côté
Les Voyageurs T.1 : Le Frère de Lumière
Lévis, Alire (Romans 154), 2013, 461 p.
Le peuple de la Lumière s’apprête, grâce à sa connaissance des Portes de Lumière, à quitter une fois de plus le monde où il s’était établi : les Ombres qui les pourchassent depuis des millénaires sont en effet en train de venir à bout de leurs efforts civilisateurs sans cesse renouvelés de monde en monde sur les peuples indigènes : les Daëls de ce monde-ci, en particulier, retournent à la barbarie, aiguillonnés par le culte du dieu Daëlran qui dénonce les « Enflammés » (nom donné par les Daëls aux Voyageurs) comme la cause de tous les maux dont ils souffrent. Mais certains se souviennent encore d’un temps où les Voyageurs étaient révérés.
C’est le cas de Licien, un adolescent daël enfermé dans un monastère de Daëlran pour y déchiffrer les nombreux ouvrages que les « Enflammés » ont donnés au fil des siècles aux indigènes, car son grand-père lui a enseigné leur langage, appris lors de son long séjour parmi eux. C’est aussi le cas de Maris, une Daëlle de noble origine qui a autrefois rencontré un Voyageur, Enan, pour connaître avec lui une brève mais intense relation amoureuse. Hélas, le contact physique avec les Voyageurs laisse sur la peau des humains une indélébile marque bleue qui les signale à la haine des fidèles de Daëlran, et Maris est devenue une hors-la-loi dure-à-cuire au fil de ses errances pour retrouver Enan. Elle n’est pas la seule à le chercher : la jumelle de celui-ci, Neros « Celle-qui-rassemble », au pouvoir apparemment très puissant mais encore en voie de développement, refuse de quitter sans lui le monde des Daëls, contre la volonté de ses parents. C’est aussi contre ses parents que se révolte Ganelan, un jeune Voyageur, sa mère en particulier, fort peu aimante, et qui l’empêche d’apprendre ce qu’il pense utile à son éducation de Voyageur. Il a perdu deux objets précieux qu’il doit aller reprendre, malgré les dangers qui le menacent – le moindre n’étant pas, comme pour tout Voyageur, l’emprise des Ombres de plus en plus puissantes et qui se nourrissent de toute émotion négative : la colère et le ressentiment de Ganelan en font une proie tout offerte…
Les trajectoires de ces personnages vont bien entendu se croiser et le petit groupe hétéroclite ainsi formé va connaître bien des aventures, entre l’animosité brutale des Daëls et la chasse sans répit des Ombres – qui semblent sinistrement intéressées par les jumeaux Neros et Enan, tout comme par Ganelan. À la fin de ce premier volume, les Voyageurs ont quitté le monde des Daëls – sauf sans doute les parents de Neros dont le père aimant veut attendre jusqu’à la dernière minute du mois accordé à sa fille pour retrouver son jumeau –, et Ganelan a été séparé du groupe et essaie de le rejoindre. Gageons qu’il y parviendra, mais certainement pas sans difficulté. Et quelles autres révélations stupéfiantes les attendent, Neros, lui et leurs compagnons daëls ? Car l’affrontement millénaire entre les Ombres et les Voyageurs n’est pas aussi simple qu’il le paraît – la véritable identité de Daëlran, quelle est elle ? Et les Voyageurs sans Lumière qui aident Neros en cachette des autres, qui sont-ils ? Et… ?
Le premier volume de la nouvelle trilogie d’Héloïse Côté s’avère ambitieux aussi bien dans son intrigue que dans sa construction. En effet, comme on a pu en juger ci-dessus, on n’a pas moins de quatre personnages principaux, chacun pourvu de sa propre intrigue – et une bonne demi-douzaine d’autres jouant un rôle important et qui sera peut-être amené à le devenir plus encore dans les deux prochains volumes à paraître en 2014 (un index des personnages, à la fin, est d’un grand secours pour le lecteur égaré). Le montage alterné de tous ces points de vue donne au récit un rythme soutenu et palpitant, tandis que les périls vont croissant. Des petits retours en arrière ponctuels, au présent, fournissent sans douleur ici et là les informations nécessaires tout en situant les personnages. Car malgré l’action trépidante, ce sont les interactions de ceux-ci, leurs motivations, leur psychologie, qui dynamisent réellement le récit. Par ailleurs, le propos de Côté n’est pas le simple et banal affrontement du Bien et du Mal comme il pourrait le sembler à la lecture du résumé. Les projets utopiques sans cesse contrariés des Voyageurs apparaissent de plus en plus ambigus et discutables à mesure que la lecture progresse, et le couple qu’ils forment avec les Ombres de moins en moins élémentaire.
L’opinion des divers personnages sur eux aussi bien que sur les Daëls, et leurs comportements souvent négatifs les uns envers les autres suscitent la réflexion et permettent au lecteur de prendre une distance certainement voulue quant aux assertions et valeurs des uns comme des autres, le préparant à une suite où interviendront sans doute des retournements et ajustements bienvenus. L’écriture est assez habile pour nous mener sans trop prévenir – je n’ai quant à moi eu de problème qu’avec certaines chutes de registre linguistique, et surtout avec une description parfois source de confusion des relations temporelles entre Daëls et Voyageurs. Ceux-ci vieillissent beaucoup plus lentement que ceux-là, et une année de Voyageur est psychologiquement (et biologiquement) l’équivalent d’un jour daël – mais je l’ai lu au début comme un différentiel factuel (« un an égale un jour », dit le texte), et j’ai donc pensé que le temps passe plus vite pour les uns que pour les autres, ce qui n’est pas le cas. Peut-être est-ce l’inflexion de cette fantasy vers l’atmosphère de la science-fiction (en particulier les intentions civilisatrices utopiques des Voyageurs) qui m’a fait rencontrer ce problème de lecture « au pied de la lettre » (Science-fantasy ? Vous avez dit science-fantasy ?). Il sera intéressant de voir si les futures parties de l’histoire continuent à dériver de ce côté.
Élisabeth VONARBURG