Nicolas Tremblay, L’Invention de Louis (SF)
Nicolas Tremblay
L’Invention de Louis
Montréal, Lévesque Éditeur, 2013, 219 p.
Jean-Simon Desrochers
Demain sera sans rêves
Montréal, Les Herbes Rouges, 2013, 131 p.
Deux ouvrages récents m’ont amenée à réfléchir de nouveau sur les rapports entre l’écriture de la science-fiction et l’écriture… du reste. À mesure que les tropes de la science-fiction, elles-mêmes alimentés par l’évolution des sciences et des technologies, envahissent la conscience collective via les médias audiovisuels, ils diffusent aussi dans les nouvelles générations d’écrivains de littérature dite générale. Depuis les années cinquante, où Michel Butor, en France, parlait positivement de la SF, et où des auteurs du Nouveau Roman expérimentaient parfois dans le bizarre à coloration SF (Ricardou, Claude Ollier), il y a toujours eu de ces visiteurs à la frontière de la littérature dite « haute ». Mais sciences et technologies n’étaient pas légitimées, à l’époque, comme elles le sont maintenant, surtout en milieu francophone, et (pour résumer sauvagement) les préoccupations scripturales plus ou moins déconstructrices l’emportaient de loin sur les questions de contenu fictionnel, devenues quasiment non pertinentes, donnant lieu à des hybrides-chimères plutôt mal cousus. Les temps ont changé, et la comparaison de deux ouvrages québécois récents me semble indiquer une évolution littéraire prometteuse.
L’Invention de Louis, de Nicolas Tremblay, a pour personnage principal un certain Louis Philippe, renvoi très explicite à Louis-Philippe Hébert dont La Manufacture de machines (1976), devenu (rétrospectivement, comme toujours) prophétique, a de toute évidence inspiré Tremblay. Son protagoniste, écrivain et inventeur, découvre dans les sous-sols de la Tour de Radio Canada des robots humanoïdes qui prennent peu à peu la place des animateurs et vedettes. Le grand patron d’IBM, Bill Guterbenger, grâce à des technologies hyperdéveloppées, semble vouloir mettre la main sur la province. Délires ? Hallucinations ? Ce fil extra-mince et trompeur sert surtout de prétexte à de longues conversations ou méditations littéraires, sociologiques et philosophiques, présentées en de longs et massifs paragraphes entrecoupés de quelques scènes et dialogues plus aérés. L’intrigue n’est pas l’intérêt principal de l’auteur. L’éditeur, de littérature… littéraire, a estampillé l’ouvrage « Anticipation », bien visible, sous le titre – et cela seul serait un signe des temps. On évoque par ailleurs, et certainement avec l’assentiment de l’auteur, « la veine des œuvres d’anticipation comme 1984 » en quatrième de couverture. Et pourtant, (sans rien retirer à la qualité littéraire de la chose, indéniable !), je n’ai pas réussi à lire ce roman comme de la science-fiction. Non parce qu’il se déroule explicitement dans notre présent et l’interroge, ou à cause de ses jeux d’inter-référentialité, mais parce que la courtepointe baroque et pour tout dire post-moderne des éléments divers qui le constituent (discours, séquences oniriques, essais, théâtre, descriptions de machines) ne lui a jamais permis d’émerger totalement comme un univers second cohérent, dans mon œil intérieur de lectrice. Que le texte ait en commun avec la science-fiction sa réflexion sur les nouvelles machines à penser, (ou à pensées, dans leur potentielle autonomie), ne suffit pas à en faire pour moi de la science-fiction. Pourquoi ?
Dans Demain sera sans rêvesde Jean-Simon Desrochers (voir critique dans Solaris 188) Marc, intellectuel patenté, se suicide par surdose au tout début. En cet instant, il entre en contact avec son frère Carl, dans le futur (l’auteur sait-il qu’il utilise ainsi un des moyens les plus archaïquement SF de faire voyager dans le temps ?). Carl a toujours voulu comprendre ce suicide, et une technologie nouvelle lui permet de partager les souvenirs de Marc et de communiquer à celui-ci les souvenirs de toutes les histoires qu’il a manquées, celle de Carl, celle de leur sœur Myriam et celle de Catherine, une amie-amante. Certes, on est ici dans le romanesque « traditionnel », le roman-miroir… si ce n’était de cette rétroaction du futur sur le présent et de la technologie future qui la permet, tout en permettant à l’intrigue d’exister, condition sine qua non d’une histoire de SF selon certains. Alors que les machines et robots humanoïdes de L’Invention de Louis, malgré le titre, fonctionnent davantage comme une signalisation, ou, si l’on préfère, des métaphores non déguisées.
Paradoxe : là où les longues et précises descriptions de Nicolas Tremblay font s’évanouir la réalité seconde, les paragraphes presque poétiquement flottants de Desrochers lui permettent d’exister. Pourquoi ? Parce que la création de la fiction (comme de l’univers poétique, ah tiens ?) repose sur l’ellipse et le contraste de ses vides avec le plein d’éléments signifiants judicieusement disposés. C’est une technique particulièrement importante dans la science-fiction, où le réel simulé est une réalité seconde inexistante dans nos référents (l’Ailleurs et l’Autrement du futur).
Pourtant, le court roman de Desrochers n’en est pas totalement un de science-fiction : le dosage miroir du présent/futur ne m’y semble pas assez équilibré. Mais l’hybridation entre littérature « générale » à sa marge poétique et littérature « de genre » y est la plus réussie que j’aie rencontrée pour l’instant et qu’elle me semble présager un avenir… intéressant pour les écrivains mutants du XXIe siècle.
Élisabeth VONARBURG