Collectif, Bizarro (Hy)
Dave Côté, Éric Gauthier et Guillaume Voisine
Bizarro
Montréal, La Maison des viscères, 2015, 289 p.
Depuis sa fondation, en 2011, La Maison des viscères se donne le mandat de mettre de l’avant ce que le Québec compte de plus sanglant et de plus horrifiant en terme de littérature. Comme son titre l’indique, la troisième anthologie qu’elle nous propose s’inspire du « bizarro », un genre relativement peu connu qui allie l’étrange et le grotesque, tout en cherchant à repousser les limites, que ce soit celles de la littérature ou des lecteurs. Au sommaire de Bizarro, on retrouve trois habitués des littératures de l’imaginaire, soit Dave Côté, Éric Gauthier et Guillaume Voisine.
Si les auteurs ont un style qui leur est propre et qu’ils explorent chacun différents genres littéraires, on ne peut s’empêcher de remarquer une certaine logique interne qui, sans relier les trois histoires entre elles, réussit tout de même à plonger le lecteur dans un état d’esprit qu’il ne quittera pas avant d’avoir tourné la dernière page du recueil.
Le premier texte, « Le Jardin d’Ummfrang », de Dave Côté, étonne par la poésie qui en émane. Toutefois, cette histoire a bel et bien sa place dans un recueil dédié au bizarro. On y suit Ummfrang, un démon-jardinier, qui s’efforce de créer le jardin parfait et qui, pour y parvenir, doit prendre grand soin des âmes humaines auxquelles sont rattachées les plantes de son jardin. Et en cherchant la pièce manquante qui pourra satisfaire le Tout-Roi, il découvrira malgré lui le véritable lien qui unit les âmes à ses compositions florales. « Le Jardin d’Ummfrang » est probablement le meilleur texte de Côté. On y sent une maîtrise de l’écriture et de la narration qui sert une intrigue finement ciselée et parvient à dérouter le lecteur. Quant à la chute, elle surprendra même le plus exigeant des lecteurs. Bref, Dave Côté est ici en pleine possession de ses moyens et nous assistons ici à l’émergence d’un grand écrivain, qu’il faudra absolument surveiller !
La deuxième novella est signée par Éric Gauthier, écrivain et conteur reconnu pour son œuvre éclectique et déroutante. C’est donc dire qu’il est parfaitement à son aise dans le bizarro, comme le démontre sa nouvelle « Fine Stay Inn ». On y suit Carlo Bégin, un exposant spécialisé dans les salons chasse et pêche, et grand utilisateur de la chaîne d’hôtels Fine Stay Inn. Mais le jour où la réalité se détraque et que les occupants de l’hôtel sont plongés dans l’horreur, Carlo se transforme en aventurier de l’étrange et se lance aveuglément dans l’inconnu, à ses risques et périls… À mi-chemin entre Evil Dead : Army of Darkness et la série Twilight Zone avec une touche de Richard Matheson, le texte de Gauthier est complètement éclaté. On y croise des personnages truculents et des situations rocambolesques, mais sans jamais tomber dans l’exagération. C’est une des grandes forces de Gauthier : parvenir à rendre crédible un postulat qui défie toutes les lois de la physique élémentaire.
Pour le dernier texte du recueil, Guillaume Voisine nous emmène dans l’espace avec « Le Contraste de l’éternité », de la science-fiction passée dans le tordeur bizarro. On y suit une équipe d’exploration, envoyée par une compagnie minière sur un astéroïde où d’étranges fréquences sont émises. La découverte d’un artefact mystérieux au milieu d’un temple tout aussi incongru précipitera l’équipage tout entier dans l’horreur et la folie. Voisine a choisi de déconstruire son récit, de manière à déstabiliser le lecteur en lui donnant à lire les chapitres dans le désordre. Ainsi, la justification de certains événements ne survient que bien après leur manifestation, alors que d’autres indices sont glissés au fil de chapitres aléatoires, ce qui rend difficile le portrait d’ensemble. Heureusement, Guillaume Voisine est un écrivain de talent, et parvient sans mal à jongler avec une intrigue ainsi charcutée. Il réussit également le pari de prendre une histoire qui s’inscrirait parfaitement dans la science-fiction canonique, pour en faire un festival d’atrocités toutes plus sanglantes et dérangeantes les unes que les autres. Et comme si ça ne suffisait pas, la chute remet en question l’entièreté de la construction fragile mise en place par le lecteur.
Au risque de me répéter, il s’agit là d’une anthologie solide qui, malgré quelques rares maladresses stylistiques, démontre le savoir-faire des auteurs au sommaire. La Maison des viscères prouve, encore une fois, à quel point il y a des auteurs de talent dans le milieu de l’horreur québécoise. Reste maintenant à attendre le prochain projet de cet éditeur indépendant qui a indéniablement sa place dans notre littérature.
Pierre-Alexandre BONIN