Michèle Laframboise, L’Écologie d’Odi (SF)
Michèle Laframboise
L’Écologie d’Odi
Montréal, Porte-Bonheur, 2015, 181 p.
Michèle Laframboise est une écrivaine que bon nombre de lecteurs de la revue connaissent : lauréate des Prix Solaris en 2006 et en 2010, elle a signé une quinzaine d’ouvrages jeunesse dont plusieurs relèvent de la science-fiction. C’est également à elle que revient l’honneur d’inaugurer la version « revue et améliorée » des Clowns vengeurs, série à auteurs multiples née d’une idée originale de Michel J. Lévesque (et qui rassemble des écrivains aussi variés que Dominic Bellavance, Eve Patenaude et Jonathan Reynolds). Nouveauté manifeste de ces parutions bonifiées : elles s’adressent aux adultes (et, on le suppose, encore aux adolescents, comme nous allons le constater plus bas), entre autres grâce à leur format, allongé d’une quarantaine de pages par rapport aux neuf premiers titres de la série.
Ce dixième Clowns vengeurs, L’Écologie d’Odi, se présente sous un titre rebutant lorsque prononcé à haute voix, desservi de surcroît par une couverture trop sombre. Les éditions Porte-Bonheur rectifieront sans doute le tir pour leurs prochaines parutions : en effet, l’oiseau (un harfang ?) se détache très peu du fond noir. Ses… orbites (?) se con fondent au décor opaque, sur lequel les polices de caractère sont à peu près illisibles. Le nom de Michèle Laframboise, surtout (et c’est d’autant plus dommage), d’un gris presque noir, à l’instar de l’arrière-plan de l’illustration, se perd dans le magma environnant. Certes, l’univers des Clowns vengeurs est glauque et sinistre, mais une couverture aux teintes équilibrées aurait davantage mis en valeur cet opus (il ne faut jamais sous-estimer l’importance du visuel dans le contexte de la commercialisation des livres).
Mais revenons au côté sombre de ce dixième roman de la série. Nous y suivons le jeune Arran Noor, un clown vengeur à la canne de bronze qui commence dans le « métier ». Orphelin, Arran est déterminé à remplir l’Ordre de fierté. Toutefois, il a déjà échoué sa première mission et réussit sa seconde par simple chance. Chance qui l’accompagne encore une fois lorsqu’il se tire indemne d’un accident de SPEEK – des transports aériens puissants et rapides –, qui s’avère être le premier d’une longue série de bris mécaniques. Intrigué, le jeune homme investigue sur ces défaillances suspectes en compagnie de Corunna, son amante mécanicienne, et de Callander, un arcuride avec qui il s’associe pour l’occasion. Mais le sabotage des SPEEKS prendra une ampleur insoupçonnée, entraînant des conséquences funestes sur les proches d’Arran. Déterminé à se venger (il n’a pas suivi sa formation d’Odi-menvatt pour rien !), le jeune homme enquêtera…
Dans ce roman où l’action ne tarit pas, Michèle Laframboise nous invite à visiter des lieux inspirants, tel ce barrage aux abords d’une forêt engloutie. Les connaissances de l’auteur en botanique (elle est diplômée en environnement) viennent sans surprise enrichir le récit, un exemple : « l’arbre, privé de ses racines, mettra des semaines à mourir. Les feuilles de la cime seront les dernières à l’apprendre » (p. 135). Ces considérations écologiques se retrouvent en outre dans le rapport au monde et à la famille des protagonistes principaux. Les relations filiales sont donc particulièrement puissantes (« enracinées », en quelque sorte) et émouvantes, notamment lors du poignant chapitre 12 « InSPEEKtion », pourvu d’un titre amusant. D’ailleurs, l’auteure a veillé à doter chacun de ses chapitres de titres inventifs et variés, pour certains poétiques : « Cendres amères » ou « Passe-muraille », le second chapitre se nommant étonnamment aussi « L’écologie d’Odi ».
De plus, la connaissance marquée de Michèle Laframboise de l’univers des Clowns vengeurs traverse l’ensemble de son livre. Par contre, l’intégration de ces éléments ne se fait pas sans heurts, les premiers chapitres étant lourdement explicatifs, les rouages des Clowns vengeurs n’étant pas incorporés à la quête d’Arran avec la subtilité et la fluidité nécessaires. L’histoire prend donc du temps à se départir de passages documentaires qui ne disparaîtront jamais tout à fait de la trame narrative. Cela dit, l’inventivité et la générosité de Michèle Laframboise contrebalancent quelque peu cet aspect, même si le lecteur risque d’être égaré par l’amas d’informations des premiers chapitres et, peut-être, par le dénouement, très long (aurait-on demandé à l’auteure « d’étirer la sauce » ?).
D’une certaine manière, L’Écologie d’Odi, par la complexité de son arrière-plan et la précision de ses descriptions, vise davantage un lectorat adulte. L’écriture de Michèle Laframboise, détaillée et visuelle, un tantinet passive et ne misant pas sur les effets poétiques, va aussi en ce sens, comme le révèle ce passage représentatif au point de vue stylistique : « Il arrive en vue d’une sculpture abstraite qui coiffe une modeste fontaine publique. Cette dernière est mal entretenue ; son eau verte témoigne d’une infestation d’algues. Des enfants s’y arrosent, insouciants des maladies qu’ils peuvent y contracter, pendant que les parents, en chômage, bavardent sous les feuilles jaune moutarde des arbres-poubelles » (p. 69).
Au final, est-ce que l’on peut dire qu’il s’agit bel et bien d’un livre pour adultes ? Hormis quelques rares passages (qui dé tonnent, d’ailleurs), comme celui-ci : « il est aussi ruisselant de sueur qu’une vedette de spectacle porno » (p. 52), j’aurais tendance à répondre non. La longue expérience en littérature jeunesse de Michèle Laframboise est perceptible dans son approche des personnages et du récit, à un point tel que je ne serais pas surprise que ce récit ait d’abord été écrit pour un lectorat adolescent. Mais, en tant qu’adultes, avouons que nous aimons lire un roman jeunesse de temps à autre – a fortiori s’il s’adresse aux jeunes adultes – et qu’il serait dommage de se priver de ce plaisir. Sans oublier que cette première publication de la nouvelle mouture des Clowns vengeurs laisse présager de jolies choses pour la suite de la série, dont un roman cosigné par Isabelle Lauzon (déjà connue des lecteurs de Solaris), pas encore paru au moment où j’écris ces lignes. L’Écologie d’Odi est donc une porte d’entrée appréciable dans l’univers des Clowns vengeurs, qui vous entraînera dans un tourbillon de vengeance, puissante comme les barrages libérés de leurs digues au printemps…
Ariane GÉLINAS