Philippe-Aubert Côté, Le Jeu du Démiurge (SF)
Philippe-Aubert Côté
Le Jeu du Démiurge
Lévis, Alire (GF), 2015, 736 p.
Après avoir offert plusieurs nouvelles aux lecteurs de Solaris, voici que le docteur en bioéthique Philippe-Aubert Côté nous arrive avec son premier roman. Et quel roman !
J’admets d’entrée de jeu un biais : j’adore les univers que Philippe-Aubert Côté a créés, dans ses nouvelles, autour du concept de post-humanité (mutations génétiques, évolution par nanopuces, hybridation avec des machines, etc.). Alors quand j’ai su que Le Jeu du Démiurge touchait à cette thématique, je me suis empressée de me porter volontaire pour en faire la lecture (en grande primeur) et la critique. J’étais certes favorablement disposée envers le roman, mais j’avais également de grandes attentes… qui n’ont pas été déçues !
Dès les premières lignes, Le Jeu du Démiurge déconcerte par sa densité. L’abondance des noms de lieux, des personnages, des graphies bizarres et des néologismes force notre attention. Puis les concepts se mettent en place et on se laisse entraîner, à la suite de Takeo, sous les frondaisons lumineuses des arbres à gemmes.
J’ose à peine tenter de résumer l’intrigue complexe du roman, qui s’étend sur deux époques et comporte quatre protagonistes d’importance.
Il y a d’abord Nemrick et Rumack, deux Éridanis, une race de géants post-post-humains aux exosquelettes métalliques qui se dévouent à la colonisation de l’espace et à la dissémination de la vie intelligente. Leur histoire commence au moment où Nemrick reçoit son assignation de caste et son exosquelette d’adulte. Il se joint alors à Rumack, son amoureux, dans une mission de colonisation qui les amènera sur la planète Selckin-2. Là, Rumack, rebaptisé le Démiurge, trahira les siens.
C’est cette trahison qui forme, cent cinquante ans plus tard, l’arrière-plan de l’histoire de Takeo et Sackurah. Histoire à laquelle Nemrick, toujours vivant, sera également mêlé. Takeo et Sackurah sont des Mikaïs, des humanoïdes simiesques créés par Rumack pour peupler Selckin-2. Takeo est un jeune homme de la ville de Nagack qui, comme tous ses concitoyens, vit dans la crainte constante du Mal de Rumack, une infection consécutive à la trahison du Démiurge. Ce mal s’attaque à l’intelligence des Mikaïs et menace de les faire régresser à l’état de bête. Heureusement, une cure existe, mais elle est temporaire et, entre les renouvellements, des régressions peuvent survenir. Touché de près par l’une de ces régressions, Takeo sera entraîné dans une mission visant à enrayer le Mal de Rumack. Cependant, cette mission se heurtera aux ambitions de Sackurah, la reine de l’Heonith, royaume rival de Nagack.
Au fil des événements, chaque protagoniste se dévoile et évolue, ce qui nous permet de les comprendre malgré leurs natures non-humaines et de nous attacher à eux. Takeo, qui commence l’histoire en tant que jeune homme naïf, change plus que les autres, car il devient… Ah non, pour le bien de l’intrigue, je ne peux en dire plus !
À la place, je vais glisser un mot au sujet de la minutie avec laquelle l’arrière-monde du récit est mis en place. Par un jeu de graphie (le « ck » qu’on retrouve partout), l’auteur nous fait sentir la présence d’une langue propre aux Éridanis. En quelques termes évocateurs (longues-maisons, matriarches), il place la culture des Mikaïs dans la sphère d’influence des Amérindiens iroquoiens, nous laissant dès lors imaginer leur quotidien. De superbes néologismes (notamment « mécanoreptile ») présentent des concepts science-fictifs qui nous amènent aux frontières de la fantasy. Bref, on sent tout le travail que Philippe-Aubert Côté a consacré à la création de son univers. Lorsqu’on a lu ses œuvres précédentes, ce n’est pas une surprise (l’auteur est connu pour le soin maniaque avec lequel il mène ses recherches), mais le résultat, toujours introduit avec subtilité, à petites doses, force l’admiration !
Deux thèmes sous-tendent Le Jeu du Démiurge. Le premier, mineur mais qui se doit d’être souligné car il s’inscrit dans la tradition disons vonarburgienne de la science-fiction québécoise, est du genre ou plutôt de l’absence de celui-ci. Les Éridanis étant à la fois mâles et femelles, la relation entre Nemrick et Rumack est dépourvue des points de référence hétérosexuels classiques, mais l’éventail de leurs comportements amoureux ne permet pas non plus de la cataloguer comme homosexuelle. Au fil de la lecture, on en vient à considérer les Éridanis comme des êtres non pas doubles (mâles et femelles), mais neutres, capables d’aimer sans s’encombrer de restrictions physiques ou de schémas mentaux réducteurs. C’est une belle vision des choses.
L’autre thème est en lien avec le titre du roman et la formation de l’auteur en bioéthique. Un démiurge est un dieu créateur. Rumack, le Démiurge officiel et créateur des Mikaïs, n’est toutefois pas le seul personnage qui, à un moment où un autre, se retrouvera en position d’exercer un pouvoir quasi-divin. Les Éridanis entreront en conflit, les droits des Mikaïs s’opposeront à ceux de leurs créateurs, ceux qui savent voudront préserver l’innocence des autres… Tous les protagonistes d’importance seront amenés tôt ou tard à faire des choix qui les définiront. Et, en tant que lecteur, lorsqu’on ne sera pas occupé à s’imaginer aux commandes d’un mécanoreptile ou sous les frondaisons des arbres-machines, on se demandera ce qu’on aurait choisi à leur place…
La rêverie, cependant, pourrait vous coûter cher. N’ayez pas l’imprudence de vous laisser tomber Le Jeu du Démiurge sur les orteils. Une brique de 800 pages, si passionnante soit-elle, ça ne pardonne pas !
Geneviève BLOUIN