Jean-François Beauchemin, Le Projet Éternité (SF)
Jean-François Beauchemin
Le Projet Éternité
Montréal, Leméac, 2016, 259 p.
Trois siècles environ après la guerre des Dogmes, l’humanité connaît un apaisement sans précédent. Même si elle n’habite toujours que la Terre, elle jouit de progrès décisifs. Des hypertraitements du cerveau ont neutralisé les peurs et les émotions nées de l’égoïsme au profit de l’altruisme et de la douceur. En outre, de nouveaux traitements médicaux mettent les quelque trois milliards d’humains à l’abri de la mort due à des causes organiques.
Le récit s’intéresse à une petite bande d’amis qui assistent aux cours du professeur Marc Piaget ainsi qu’à deux multicentenaires, la psychologue Marie Pasternak et le bio-ingénieur Tristan Landowski. Parmi ces jeunes, il y a Sinclair Haverstock, l’unique réfractaire de sa génération aux traitements qui prolongent la vie, et Nora Mesmayer, qui aime les poèmes anciens parce qu’elle a l’impression d’avoir un petit supplément d’âme dans un monde qui ne croit plus à ces vieilleries religieuses.
Au fil des ans, les certitudes de cette société modèle s’effritent. Les rencontres de Sinclair avec Marie rappellent à cette dernière les pires épisodes de l’ultime conflit avant la nouvelle ère. Des maladies oubliées se déclarent et Nora en réchappe de peu. Puis, c’est une pandémie qui se déchaîne et l’impuissance des médecins oblige Tristan à reconnaître que les traitements de longévité sont responsables de ce retour meurtrier des maladies anciennes. Pour sauver l’humanité menacée, il faut renoncer à l’immortalité, ce qui précipite une résurgence du sentiment religieux. Une nouvelle vague de morts subites oblige enfin les survivants à renoncer aux hypertraitements neuronaux qui conditionnaient les mentalités. Grâce au sacrifice de Marie, Sinclair peut sauver Nora et participer avec elle au nouveau départ de l’humanité, qui évite de sombrer dans la barbarie malgré la perte de ses béquilles technico-médicales.
Beauchemin signe un ouvrage sérieux, du moins sur les plans de l’écriture et de la réflexion. L’intrigue n’est guère qu’une mise en scène du destin des personnages sans que ceux-ci – ou qui que ce soit d’ailleurs – orientent le cours des événements. La première partie du livre brosse le portrait d’une utopie réalisée et la froide sérénité de la description des faits et des sentiments évoque la plume de Houellebecq à un point qui touche parfois au pastiche. Le futur est centré sur la conquête de la paix, extérieure et intérieure, et non sur les autres progrès de la technique. Ce sont des villes à la Robida qui servent de décor, des avions-taxis desservant leurs édifices, mais, l’énergie solaire à part, il n’est jamais question de technologies d’aujourd’hui comme l’internet ou les satellites. Par endroits, on croit lire un émule du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley ou de La Fin de la Terre d’Emmanuel Desrosiers.
Dès 1961, d’ailleurs, Lem avait imaginé une planète pacifiée grâce à l’éradication de l’agressivité dans Retour des étoiles, mais au prix de certaines qualités humaines. Depuis, Houellebecq avait laissé entrevoir un tel monde à la fin des Particules élémentaires, mais sans développer. Pourtant, ce qui semble relever ici un défi souvent esquivé, soit la conception d’une société d’humains réellement meilleurs, devient le récit d’un tragique échec.
Le retour à la condition mortelle est d’une banalité décevante. Comme souvent lorsque des profanes s’essaient à la science-fiction, il devient clair que l’auteur a plus peur d’un changement réel et permanent de la condition humaine que de n’importe quel retour en arrière, dût-il coûter des millions de vies. Un personnage du roman constate finalement que la vie est redevenue ce qu’elle était depuis toujours (p. 215), sans pourtant avoir renoué avec les labeurs du paysan, du chasseur ou de l’esclave qui caractérisaient les âges passés. Du coup, il est tentant de faire de l’ouvrage une allégorie du vieillissement des baby-boomers qui voient l’insouciance de leurs belles années s’estomper et favoriser un retour du religieux.
Du point de vue romanesque, ce retour inexpliqué des maladies, qui frappent indifféremment les jeunes et les multicentenaires, demeure insatisfaisant, de même que l’arrêt de tous les traitements pour tous, jeunes et vieux, alors qu’ils ont fonctionné pour de nombreuses personnes pendant des siècles. L’arbitraire de la péripétie réduit l’histoire du projet Éternité à une version du mythe faustien. La technique a procuré l’immortalité aux humains qui ont perdu leur âme. Pour retrouver celle-ci, ils doivent renoncer à la vie éternelle. L’utopie sans Dieu était un leurre.
Jean-Louis TRUDEL