Pierre-Luc Lafrance, L’Arracheur de rêves (Fa)
Pierre-Luc Lafrance
L’Arracheur de rêves
Sherbrooke, Les Six Brumes (Brumes de légende), 2015, 257 p.
Marc-Antoine, un écrivain de romans policiers, emménage dans son nouvel appartement après un long voyage à l’étranger. Rapidement, il se met à faire des rêves étranges, dans lesquels un personnage inquiétant se retrouve constamment. Se pourrait-il que ce soit réellement son nouveau propriétaire ? Et pourquoi Marc-Antoine conserve-t-il des souvenirs plus nets de ses rêves que de ses moments éveillés, qui se font d’ailleurs de plus en plus rares ? S’il n’y prend pas garde, Marc-Antoine risque fort de ne plus jamais se réveiller…
D’abord publié aux éditions de la Veuve Noire, en 2008, ce recueil de nouvelles de Pierre-Luc Lafrance vient d’être réédité dans une version revue et bonifiée d’une novella d’horreur, « Dans ses pas ». Même si vous n’avez pas lu la première édition du recueil, vous ne perdez pas au change puisque Lafrance indique, dans son introduction, qu’il a laissé le recueil tel qu’il était lors de la publication initiale, se contentant d’y ajouter la novella mentionnée plus haut, ainsi que la nouvelle éponyme du recueil, qui s’intercale entre les différents textes, tout en donnant un fil conducteur à l’ensemble.
Pierre-Luc Lafrance est à la fois auteur, conteur et journaliste. Cette triple identité se retrouve tout au long des nouvelles de L’Arracheur de rêve, tant elles empruntent à l’un ou l’autre des genres, et parfois à plus d’un en même temps. Même si certains textes sont plus faibles que d’autres, aucune n’est mauvais et tous ont leur place dans cet ensemble. Et la présence de quelques perles, ainsi que de « Dans ses pas », rachète amplement les nouvelles moins achevées.
Si le passage entre le premier segment de L’Arracheur de rêves et la première nouvelle indépendante est un peu abrupt (j’ai dû consulter la table des matières pour comprendre que L’Arracheur de rêves se déclinait en plusieurs parties), on se laisse rapidement prendre au jeu. D’ailleurs, la nouvelle éponyme du recueil gagne en intensité à mesure que le récit progresse et que Marc-Antoine discerne de moins en moins la frontière entre le rêve et la réalité. Cet effacement du cadre est parfaitement ressenti par le lecteur, puisqu’il en vient à se demander si Marc-Antoine est éveillé ou endormi, au sein même des segments de L’Arracheur de rêves. L’intrigue en elle-même est rondement menée, et le texte remplit son mandat de lier les nouvelles entre elles. Bref, un texte solide et bien écrit.
« La Dernière Enquête » met en scène Claude, un écrivain de romans policiers qui tente de terminer son dernier roman relatant les aventures de Charles Lockholm, détective québécois inspiré de Sherlock Holmes. Malheureusement pour lui, il est constamment interrompu et les choses se gâtent lorsqu’il remarque l’identité de tous les importuns. Nul doute que l’auteur ne s’attendait pas à une telle chute ! Une nouvelle bien rythmée, qui rend hommage de belle façon à Arthur Conan Doyle. La chute est particulièrement savoureuse, même si tous les dérangements subits par Claude valent le détour.
Dans « Cœur perdu à Québec », on retrouve Manon, une fonctionnaire dotée d’un physique ingrat, qui oublie sa solitude dans la lecture de romans Harlequin. Lorsqu’elle découvre un roman de sa collection préférée qui se déroule à Québec, elle tombe sous le charme du protagoniste masculin. Mais lorsque ses rêves deviennent réalité, elle déchante rapidement. Après tout, l’amour n’est peut-être pas si aveugle que ça, finalement ! Un texte punché et très efficace, qui se moque gentiment des clichés de la collection Harlequin originale, avec une fin surprenante et grinçante !
« Chambre 308 » raconte l’histoire d’Elisabeth, une touriste américaine qui retourne chaque année dans la chambre 308 d’un hôtel de Québec, afin d’y revivre la magie de sa lune de miel. Cette année, elle sera comblée au-delà de ses attentes les plus folles. Cette nouvelle est sans contredit ma préférée du recueil. On y retrouve une sensualité explosive, mêlée à une nostalgie romantique déchirante. Un très bel exercice de nouvelle fantastique dont la chute nous surprend et nous touche droit au cœur.
Dans « Toutes ces voix en lui », Stéphane, un journaliste, est témoin de la mort d’un patient de l’hôpital psychiatrique Robert-Giffard. Cet événement aura des conséquences inattendues sur la vie de Stéphane, qui s’en trouvera littéralement transformé. Un très bon texte qui joue avec nos attentes, et qui parvient à nous déstabiliser. La chute est très efficace, même si on aurait pu souhaiter un texte plus long exploitant davantage ses implications.
« Dans ses pas » est l’histoire d’Olivier, jeune vingtenaire banal et sans histoire, qui se découvre par hasard un don bien singulier. Entre-temps, une série de meurtres brutaux est commise et tient la police en haleine. Se pourrait-il que le « talent » d’Olivier lui permette de mettre fin à l’horreur ? Si c’est le cas, quel sera le prix à payer ? Lafrance présente cette novella comme un conte de fées horrifique urbain, et c’est exactement ce qu’il donne à lire au lecteur. Ici, la verve du conteur se mélange à la démarche factuelle du journaliste pour proposer une solide histoire d’horreur. Sans tomber dans le gore à outrance, Lafrance parvient tout de même à mettre en scène plusieurs descriptions particulièrement sanglantes. La progression psychologique d’Olivier est solide et crédible, et on en vient à s’attacher à ce loser qui devient malgré lui détenteur d’un pouvoir particulier. La novella en soi est un exercice périlleux, ce qui explique peut-être sa rareté dans le paysage de la SFFQ. Pourtant, Lafrance nous prouve ce qu’il est possible de faire lorsqu’on accepte d’écrire dans le no man’s land qu’on retrouve entre la nouvelle et le roman. Un texte fort, qui clôt à merveille un très bon recueil.
Espérons maintenant que Brumes de légende se verra bonifiée d’autres romans ou recueils de la trempe de l’œuvre de Pierre-Luc Lafrance, pour le plaisir des lecteurs.
Pierre-Alexandre BONIN