Stéphane Achille, L’Heptapole (SF)
Stéphane Achille
L’Heptapole T.1 : Le Code
L’Heptapole T.2 : L’Unicapitale
L’Heptapole T.3 : Le Deuxième Étage
Saint-Lambert, Soulières (Graffiti), 2016, 286 p., 272 p. et 216 p.
Tous les matins, Frédérique se déguise en garçon avant de passer la porte de l’appartement où elle vit avec son père. À l’école de la Compagnie, elle s’ingénie à se faire discrète, car sa présence au milieu des garçons ne doit pas être remarquée. Frédérique est une enfant hors-la-loi, une fille née à l’extérieur de la Maison des femmes. Elle ignore que son père la destine à changer le monde, mais elle voit bien que quelque chose ne tourne pas rond dans cette ville. Elle sent qu’une révolution se dessine à l’horizon. Jules, le nouvel élève arrivé dans sa classe, semble être au courant de ce qui se trame. Mais la laissera-t-on jouer librement le rôle auquel elle aspire ?
Dans le texte de présentation du premier tome de sa trilogie L’Heptapole, Stéphane Achille dit lui-même qu’il a décidé de se mettre à l’écriture d’une dystopie en même temps que la moitié des écrivains d’Amérique. Toutefois, il croit avoir exploité un angle inutilisé : il a imaginé un monde contrôlé par les entreprises privées (alors que les dystopies classiques comme 1984 ou Le Meilleur des mondes, mettaient plutôt en scène des gouvernements mondiaux tout puissants). Bon, le mouvement cyberpunk joue depuis longtemps dans le registre des méga-corporations, mais il est vrai que la dystopie ne les exploite pas souvent, alors que les événements politiques réels des dernières années donnent l’impression qu’on se dirige tout droit vers ce genre de gouvernance. Achille a aussi imaginé un monde dépourvu de présence féminine, ce qui prend le contre-pied du courant féministe des dernières décennies où ce sont souvent les mâles qui manquent à l’appel.
L’Heptapole créée par Stéphane Achille est donc une ville gouvernée par sept Compagnies concurrentes où vivent les survivants du chaos social causé, il y a une génération de cela, par la Maladie et sa stérilité sélective : il ne naît désormais qu’une fille pour trente garçons. Ces survivants sont tous des hommes, car les femmes, désormais considérées « ressources naturelles », ont été traquées, enfermées dans la Maison des Femmes et travaillent exclusivement à la reproduction de l’espèce. L’Heptapole est donc peuplée d’hommes sans épouse et de garçons sans mère, qui tous travaillent ou étudient au sein de l’une ou l’autre des Compagnie, en espérant gagner un jour à la mythique Loterie des femmes.
Pour garder cette population masculine sous contrôle, les Compagnies ont développé plusieurs mécanismes. Premièrement, il n’y a plus de loi, mais seulement des Clauses prévues au Contrat et de lourdes Conséquences, amendes ou corvées, en cas de manquement. Deuxièmement, les crédits versés par une Compagnie ne sont utilisables que pour acheter des biens produits par cette même compagnie. Les biens de luxe et de confort (vêtements, meubles, nourriture) sont peu abondants, mais l’offre de divertissements (jeux vidéos, clips, téléréalités) est variée et vise l’abrutissement de l’auditoire. Troisièmement, le système scolaire poursuit cet abrutissement, car on y enseigne une version appauvrie de la langue, quelques jeux physiques aux règles brutales et un curieux Code qui ressemble à un langage de programmation, mais dont on encourage les garçons à appliquer les principes au quotidien. Notamment : « Quand on peut = on veut ». Dans l’Heptapole, réfléchir est mal vu.
C’est dans ce monde que Frédérique et Jules ont grandi, élevés tous les deux par des pères hors normes qui leur ont appris l’ancienne langue, plus précise, et leur ont raconté les gloires du monde d’avant. Depuis peu, de curieux graffitis sont apparus sur les murs de la ville. Un remède à la Maladie aurait été trouvé. Les Compagnies le garderaient secret volontairement, car le monde actuel est à leur avantage. On appelle les citoyens à la révolte…
Bientôt, cette révolution éclate et les actions s’enchaînent. Frédérique et Jules sont entraînés par les événements, ballottés d’un côté à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une révélation à l’autre. L’écriture du récit est fluide, les péripéties s’enchaînent, entrecoupées par les réflexions des personnages et quelques explosions émotives bien compréhensibles lorsqu’on prend en compte leur âge (ce sont des adolescents) et le stress constant auquel ils sont soumis. Conditionnés à penser uniquement à leurs besoins immédiats, Jules et Frédérique tentent tout d’abord d’assurer leur propre survie, de se tailler un espace de liberté personnelle, avant de se rendre compte qu’ils doivent prendre les choses en main, apprendre à leurs concitoyens à réfléchir à long terme et installer un nouvel ordre social.
Le lecteur adulte remarquera que cette dystopie ne s’inscrit pas dans une assez longue durée pour justifier un appauvrissement du langage aussi marqué que celui présenté, que les personnages adultes sont absents sans raison et que le système socio-économique complexe présenté au début du premier tome se révélera beaucoup trop simple (sans doute pour permettre aux personnages de l’influencer de manière décisive), mais les adultes ne forment pas, après tout, le public cible des romans.
Quel est ce public cible ? Cela mérite réflexion. Si l’auteur visait seulement les jeunes lecteurs, il a réussi son pari, car ils seront, je crois, séduits par la trilogie. Jules, le principal personnage masculin, apparaît seulement à la moitié du premier tome, mais il a une personnalité intéressante et nuancée, qui s’éloigne des clichés rattachés aux autres garçons. Plongé dans une société compétitive qui s’apparente à un gigantesque jeu vidéo, Jules sait tirer son épingle du jeu sans perdre son individualité et on aspire rapidement à lui ressembler.
Toutefois, si le public cible comprenait également les jeunes lectrices, j’ai peur que L’Heptapole manque un peu son but, car le personnage principal féminin, Frédérique, qu’on nous décrit pourtant comme intelligente et astucieuse, m’a semblé plutôt nunuche ! Empotée dans tous les sports, nulle aux jeux vidéos, encore plus nulle dans les exercices de Code, entêtée, trop émotive, prompte à se mettre en danger (forçant Jules à la secourir), c’est une demoiselle en détresse, une « fifille » typique, qui risque de tomber rapidement sur les nerfs de toute lectrice un peu « gameuse » ou sportive… en tout cas, elle a vite usé les miens !
Ce bémol mis à part, la trilogie L’Heptapole procure un agréable moment de lecture et peut (en tant que version moderne de 1984) servir à amorcer une réflexion au sujet du langage et de la pensée critique. Ce n’est cependant pas un ouvrage qui combattra les clichés rattachés aux genres. Même si on est en 2017.
Geneviève BLOUIN