Pierre-Alexandre Bonin (dir.), Horrificorama (Hy)
Pierre-Alexandre Bonin (dir.)
Horrificorama
Sherbrooke, Les Six brumes (Légions des brumes), 2017, 450 p.
Lorsque j’ai entendu l’annonce selon laquelle la maison d’édition Les Six brumes publiait un imposant recueil de nouvelles au titre évocateur d’Horrificorama et dirigé par Pierre-Alexandre Bonin, docteur en littérature et spécialiste de l’horreur, je dois admettre que je ne cachais pas mon enthousiasme, surtout lorsque j’ai pris connaissance de la liste de leurs collaborateurs : en plus du susnommé, figurent au sommaire toute une ribambelle d’auteurs chevronnés : Jonathan Reynolds (qui coédite le recueil), Frédérick Durand, Ariane Gélinas, Geneviève Blouin, Philippe-Aubert Côté, Frédéric Raymond, Pierre-Luc Lafrance, Pascal Raud, Luc Dagenais, Anne-Marie Bouthiller, Isabelle Lauzon, Carl Rocheleau, Élise Henripin et Vic Verdier. Ajoutons à cela une préface signée Patrick Senécal et je savais que j’aurais quelque chose de fort intéressant à me mettre sous la dent. Quelque chose qui pourrait bien faire école au sein de la littérature d’horreur québécoise, et qui montrerait à la face du monde que le genre, malgré ses excès, peut être porteur de qualité, et mérite conséquemment que l’institution s’y intéresse davantage.
Ce ne fut pas le cas.
Comprenez-moi bien : toutes les nouvelles – j’écris bien toutes –, prises individuellement, sont de haute tenue. Ce sont toutes des nouvelles fort bien écrites, chacune à leur manière, chacune selon le style personnel de son auteur ; et aucun nom dans cette riche liste de collaborateurs n’a à rougir de sa production. Ce sont de bonnes nouvelles, très bonnes même, excellentes dans certains cas.
Ceci étant précisé, ce n’est pas sur ce point que le recueil déçoit.
Le problème, c’est qu’un bon nombre de ces nouvelles (la moitié !) ne sont pas des récits d’horreur au sens strict. Le titre, la quatrième de couverture, l’excellente préface de Senécal, l’introduction de Pierre-Alexandre Bonin, la description des sous-genres à la fin du recueil, bref, l’ensemble du péritexte nous spécifie que ce que le lecteur a entre les mains est un ouvrage d’inédits d’œuvres appartenant au genre de l’horreur. Le lecteur – et spécialement le chercheur universitaire et critique que je suis – est alors en droit de s’attendre à lire des œuvres, je le répète, appartenant au genre de l’horreur, puisque c’est ce dont il est question à chaque recoin dudit péritexte. Dans ce contexte, que font ces récits fantastiques, ou ces hybrides érotique-fantastique, dans ce palmarès dédié à l’horreur ?
Et surtout : comment et pourquoi un directeur spécialisé dans le genre a-t-il pu accepter des récits fantastiques dans un recueil dédié à l’horreur ? Pire : comment se fait-il que la contribution de ce directeur soit justement une excellente nouvelle… de fantastique ? Et qu’il en va de même pour son coéditeur ?
Ça peut paraître anodin. Ça peut paraître secondaire ; or, ce ne l’est pas.
Le fantastique possède une riche tradition littéraire, dont la codification remonte au XIXe siècle. Fort de cette tradition, laquelle comprend des noms aussi fameux que renommés – Poe, mais aussi Balzac, Mérimée, Nodier, Gautier, Maupassant, Scott, Hawthorne, Dickens, Stevenson, en plus des Lovecraft, Ray, Machen, Borges –, le fantastique a pu se tailler une place enviable au sein de l’institution littéraire. Il s’en est passé du temps, et il s’en est écrit des essais depuis le fameux Introduction à la littérature fantastique de Tzvetan Todorov, dont il est généralement bon ton de se distancier. La plupart des universités, autant anglophones que francophones, consacrent au moins un cours au genre, et de tous les genres littéraires qui furent affublés, durant l’âge d’or du postmodernisme, de la détestable étiquette de « paralittérature » (appellation heureusement tombée en désuétude), le fantastique est celui qui a su, le premier, obtenir une reconnaissance institutionnelle. C’est heureux : parce que grâce à cette reconnaissance, c’est l’ensemble de la littérature de genre, en particulier les littératures de l’imaginaire, qui ont pu, à terme, obtenir cette même reconnaissance institutionnelle, et être (enfin) pris au sérieux. Et étudiés, et enseignés, pour mieux essaimer dans toutes les sphères culturelles.
Ce n’est pas le cas de l’horreur.
Parmi tous les genres, l’horreur est encore au banc des accusés, comme le souligne Senécal dans sa préface : « ils [les auteurs de romans d’horreur] ne sont pas vraiment pris au sérieux » (p. 10). La reconnaissance institutionnelle de l’horreur tarde, et il y a encore trop peu d’essais qui portent sur le genre… et trop peu de recueils de qualités portant exclusivement sur le genre – en particulier au Québec ; et je partage l’avis de Senécal lorsqu’il affirme que la publication de romans et de recueils dédiés à l’horreur est « un signe de bonne santé [littéraire] parce que cela démontre que dans notre littérature, tout peut exister, et ce « tout » est essentiel. » (p. 12) Il est vrai que l’institution, par sa nature même, sera toujours à la remorque de la réalité de ce qui est publié dans le milieu éditorial. Or, je vous rappelle que l’UQAM n’a donné qu’à deux reprises un cours sur l’horreur… il y a quelques années déjà, et que, depuis, et malgré qu’il fît, à l’époque, salle comble, ce cours a été retiré du cursus en études littéraires. Pierre-Alexandre Bonin en sait quelque chose : lui qui a fait sa thèse sur Stephen King (et qui, comme moi, fut l’un des privilégiés ayant assisté à ce cours qui était, à l’époque, perçu comme une courageuse innovation institutionnelle), il peut, mieux que quiconque, témoigner de la difficulté de trouver des essais portant sur l’horreur et sa codification générique. Pire : c’est l’autonomie même du genre qui est contestée, et sujette, au sein du champ littéraire, à débats. Pensons à cet excellent essai qu’est L’Écriture de l’excès de Denis Mellier, où celui-ci passe l’ensemble de l’ouvrage à codifier le ton et le style d’écriture qu’appelle l’horreur, tout en spécifiant que l’horreur n’est pas un genre autonome, et qu’il n’est en réalité qu’un sous-genre du fantastique.
Je m’y refuse.
Je refuse d’affirmer que fantastique et horreur ne sont qu’un seul et unique genre, et je crois – j’espère – que le directeur littéraire susnommé est du même avis. Ce sont deux genres distincts, autonomes, dont la visée autant que la définition renvoient à des concepts et des effets de lecture tout aussi distincts. Il semble alors qu’un rappel soit de rigueur. Le fantastique se définit par un récit mettant en scène un monde somme toute rationnel, semblable en tous points au nôtre, mais où un élément anticognitif, généralement de nature surnaturelle, fait irruption, venant briser, déconstruire les rassurantes lois du monde rationnel, empirique que l’on connaît, ce qui provoque des effets de lecture allant du sentiment de l’étrangeté jusqu’à la terreur pure, en passant par toute la gamme de l’ambiguïté, de l’angoisse et de la peur. Or, il n’en va pas de même pour l’horreur : le récit d’horreur se caractérise par sa monstration de situations horribles où ce qui est abject est décrit avec force détails, et où l’effet de lecture provoqué s’apparente à la répulsion et au dégoût. Partant de là, l’horreur ne peut être ressentie sans la présence de l’abject. A contrario, l’abject n’a que peu de place dans le fantastique, ce dernier jouant davantage sur le registre de l’évocation que sur la monstration. Certains mentionneront le nom de Lovecraft comme exemple de fantastiqueur utilisant le registre de la monstration ; c’est vrai – mais n’oublions pas que celui-ci n’insère ce registre qu’à la toute fin de ses récits, dans une sorte de crescendo, et le tout avec force prétéritions, plutôt que moult détails, et que l’atmosphère qu’il construit renvoie directement au fantastique – non à l’horreur.
Bref, à la lecture d’Horrificorama, je me questionne : qu’a voulu prouver Bonin en incluant une telle proportion de récits fantastiques dans le recueil qu’il dirige ? Que l’horreur n’est pas un genre autonome ? J’ai déjà répondu à cette question – et connaissant son parcours, il me semble qu’il serait du même avis que votre humble serviteur. Serait-ce que l’autonomie de l’horreur ne se pose qu’en fonction de l’inclusion du fantastique au sein de l’étiquette « horreur » ? Je m’y refuse également : je l’ai mentionné, la tradition littéraire du fantastique est beaucoup plus ancienne et importante pour qu’il soit évacué de la sorte. Ce serait pour le moins prétentieux, puisque l’horreur, en comparaison, est un genre encore jeune. Il est vrai que le cinéma, avec son classement par groupes d’âges où le mot « horreur » est souvent employé (pour ne pas dire scotché) de manière abusive, a beaucoup contribué à jeter une certaine confusion entre les deux genres… À moins que ce ne soit, de la part de l’éditeur, une méconnaissance de leur frontière générique ? C’est possible ; mais dans ce cas, comment expliquer les descriptions des genres à la fin de l’ouvrage, où le mot « fantastique » n’est même jamais mentionné ? Ces descriptions ne sont-elles pas l’œuvre de la direction littéraire ? Oui, je me questionne…
C’est dommage, parce que les récits qui se trouvent dans le recueil sont tous de très haute tenue, je le répète ; et certains font d’ailleurs montre d’une belle maîtrise de l’horreur, la vraie. « Lac au sable », de Vic Verdier, est un bel exemple de slasher, bien mené, par moments particulièrement gore. « La Clé de l’Hydre », de Carl Rocheleau, est un savant hybride de science-fiction et d’horreur sociale, ce dernier sous-genre étant souvent difficile à maîtriser. La scène finale de « Freyja » montre une Ariane Gélinas en forme, où toute l’horreur de sa nouvelle repose sur la régurgitation d’une mèche de cheveux vivante, dans une description toute en retenue mais à l’image forte et répulsive à souhait. « La Dernière Mission de Rabbad » de Geneviève Blouin est une belle réification d’un topos archétypal de l’horreur, celui de la momie, qu’elle remet au goût du jour grâce à sa formation d’historienne. Ce sont les quatre récits qui ouvrent le bal ; et jusque-là, je m’enthousiasmais de l’horrible qualité offerte. Ce n’est qu’après que s’enchaînent les récits dont je questionne l’appartenance au corpus – malgré toutes leurs qualités. Parce qu’il y a là de l’excellent fantastique : la nouvelle de Bonin en est un exemple, tout comme celle de Reynolds. En réalité, plutôt que de constituer un péritexte entièrement axé sur l’horreur, la direction littéraire autant que l’éditeur auraient dû prendre acte du réel contenu du recueil, et présenter celui-ci comme un exercice sur les différents genres de l’épouvante : horreur et fantastique, en s’assurant de rendre à César ce qui appartient à César. Parce qu’en l’état, ce recueil ne fait que jeter davantage de confusion sur les frontières des genres concernés, alors même que la définition d’un genre sera toujours un exercice important dans la codification – et la reconnaissance – de celui-ci.
Marc Ross GAUDREAULT