Alain Bergeron, Par des mondes tordus (SF)
Alain Bergeron
Par des mondes tordus
Montréal, BQ, 2019, 139 p.
À l’époque où j’étais membre de la rédaction de Solaris (je vous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître), recevoir une nouvelle signée Alain Bergeron était un événement pour la revue. Non seulement parce que l’auteur s’était fait rare, mais parce que chacune de ses nouvelles était une œuvre marquante. Ainsi en fut-il également de la parution du recueil Corps-machines et rêves d’anges, d’ailleurs soulignée par un Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois en 1998. (Et je ne parle pas des œuvres romanesques, toutes aussi marquantes.) C’est pourquoi je ne suis pas surprise – mais ravie – que BQ (la Bibliothèque Québécoise) ouvre ses portes à ce nouvelliste remarquable avec un petit recueil qui procure un moment de lecture plus qu’agréable… et trop bref.
À mon souvenir, les nouvelles de Corps-machines relevaient de la SF pure, révélatrice de la formation scientifique de l’auteur. Ici, dans les mondes tordus que nous propose Alain Bergeron, les frontières sont moins claires. On fleurte avec la fantasy, on fait un crochet par le polar, on brasse les genres dans un mélange aux arômes de sombre cynisme.
Sauf dans le cas du « Quatrième chien seul » et du « Rasoir », où l’on se situe carrément dans l’ici et maintenant, les mondes tordus proposés par Alain Bergeron sont le reflet du nôtre dans son incarnation la plus désespérante, ou bien ils augurent un futur désenchanté : des mondes en guerre ou en déliquescence où règnent la violence et la loi du plus fort ; des mondes où seul un sourire (jaune) vient parfois insérer un brin de clarté.
Et pourtant, les textes sont si superbement écrits qu’on ne ressort pas déprimé de la lecture. Ce sont des contes, en quelque sorte des récits exemplaires où l’humanité est bien avertie du sort qui l’attend si elle ne fait pas une meilleure place à l’entraide, à la compassion, à la paix – bref, à la beauté du monde.
• « Uriel et Kornilla » (première parution : Solaris 127)
Uriel, qui s’est isolé du monde depuis trop longtemps, ressent un étrange appel qui le ramène sur Terre. Il est le dernier des anges et, s’il ne se reproduit pas, c’en sera fini de la beauté et de la lumière. Hélas, tout à sa quête, il ne prend pas garde à ce qui l’entoure, aux hordes d’enfants loups qui voient en lui une proie à dévorer. Kornilla vole littéralement à son secours et l’emmène dans l’un de ses refuges. Tout les oppose : ne sont-ils pas des ennemis ancestraux, lui, ange et elle, vampire ?
Le recueil fesse fort avec ce premier texte à l’étrange érotisme, où notre monde étale sa dépouille pourrissante. Comme dans le cas des « Pèlerins de Calcibur », l’auteur joue des poncifs pour les retourner et déstabiliser. Car qu’y a-t-il de plus cliché qu’anges et vampires ? Pourtant, on est dans un univers de SF – un futur dystopique – où les notions de bien et de mal perdent leur sens.
• « Qui êtes-vous, Ekaterina Eulenburg ? » (Solaris 180)
Le jeune capitaine Fedor Ramsay est envoyé sur la lointaine planète Octobre, dont la rébellion a été écrasée dans une guerre sans merci. Fedor est chargé de retrouver, dans un camp de réfugiés, une femme nommée Ekaterina Eulenburg réclamée par le dictateur Shagrall, l’Ami de tous les peuples. Le directeur du camp de réfugiés fournit à Fedor une femme qui prétend être Ekaterina Eulenburg… ou du moins qui l’a connue. Fedor n’a pas le choix, la comédienne devra bien tenir son rôle… mais la vraie Ekaterina Eulenburg a-t-elle seulement existé ?
Ce monde tordu est un pastiche des empires meurtriers de l’histoire humaine, des guerres napoléoniennes aux goulags de l’Union soviétique. On pourrait croire qu’il n’a de SF que la toile de fond (empire galactique et planète des confins), mais on est ici dans le rôle ultime de la SF, celui d’une métaphore de notre réalité.
• « Les Pèlerins de Calcibur » (Solaris 190)
Arondar, fondateur du pays d’Arokiel, a jadis vaincu et massacré les sorciers martyrs d’Uthgur. Lorsque les Khelders sont jetés à bas du trône, les sorciers martyrs lancent leur malédiction… Trois cents ans plus tard, le jeune Elgalad fils d’Erighan revient à la cité de Calcibur déguisé en pèlerin, accompagné de trois improbables compagnons. Réfugié dans les ruines du temple pour la nuit, Elgalad est visité par Samira, descendante du dernier prêtre, qui lui livre un premier indice afin de trouver l’épée d’Arondar, avec laquelle il pourra défier Mérhès, le gros homme qui occupe le trône du Seigneur rouge. Mais Elgalad a oublié la malédiction…
Encore un récit qui relève du pastiche : l’auteur y rassemble les clichés de la fantasy – quête, compagnie formée aux hasards de la route, épée magique, et même un dragon – soigneusement tordus par une finale cynique et désespérante.
• « Le Quatrième chien seul » (Alibis 57)
Antoine Doucet est un homme tranquille qui ne ferait pas de mal à une mouche, bien que son grand rêve soit de commettre le meurtre parfait. Il a élaboré mille scénarios, imaginé mille procédés pour en venir à la conclusion qu’il doit d’abord se pratiquer sur un animal. Comme il adore les chats, il se résout à tuer un chien choisi par le hasard… un peu comme il a prévu choisir sa victime humaine, ce qui permettra le meurtre parfait. Mais comme il ne veut pas s’attaquer à un chien accompagné de son maître, il doit s’en prendre à un chien errant. Et les chiens errants sont évidemment les plus coriaces…
Cette nouvelle était parue dans la petite sœur polar de Solaris, mais elle trouve parfaitement sa place dans le recueil des mondes tordus… puisque c’est de l’esprit humain dont on parle.
• « Le Rasoir » (Solaris 154)
Trente ans qu’il porte cette barbe qui lui mange le visage. Une véritable jungle ! On va y tailler à la machette, avec ce rasoir qui n’a jamais servi. Oups, le sang se met à couler, les coupures laissent un visage laid, peu ragoûtant. Eh bien, tant qu’à faire, on va ôter ce visage, tout nettoyer jusqu’à l’os.
Il s’agit d’une courte nouvelle relevant du noir frôlant l’absurde.
• « Les Derniers » (première parution dans le collectif Pot-Pourrire sous le titre « Les Marcheurs »)
Mille ans auparavant, après avoir ravagé la Terre, les derniers hommes se sont enfouis loin sous la surface, ils se sont endormis dans leurs capsules d’hibernation. Or, voici que la pierre chante pour les inviter à sortir du sommeil, à remonter à la surface. Mais le voyage est long, les obstacles nombreux vers la surface. Partis un millier, ils ne sont plus qu’une dizaine à atteindre enfin les portes qui, une fois ouverte, ne montrent que les ténèbres.
Le texte qui clôt le recueil est un conte symbolique : les derniers humains, en perdant le souvenir de la surface, ont perdu la joie du monde, l’espérance de vivre et de s’épanouir. Par ignorance, ce sont les portes de l’avenir qu’ils vont fermer, tandis que pointe l’aurore.
Avec cette finale, on se dit que l’auteur, à tort ou à raison, ne place décidément pas une grande confiance dans le genre humain… mais comme il le raconte si bien, non seulement on lui pardonne, mais on en demande encore.
Francine PELLETIER