Carl Rocheleau, Soleil de glace (SF)
Carl Rocheleau
Soleil de glace
Sherbrooke, Les Six Brumes (Brumes de légende), 2019, 142 p.
Summer est née juste avant le début de l’Hiver – celui qu’on écrit avec une majuscule, parce qu’il a envahi le Québec après la crise du verglas et ne l’a jamais quitté. Sa mère est morte à sa naissance et, depuis, son père Benoît prend soin d’elle du mieux qu’il peut… car Summer possède un pouvoir qu’elle n’a pas toujours envie de contrôler, celui d’obtenir tout ce qu’elle désire. Ainsi, à huit ans, poussée par la curiosité parce qu’elle souhaite mieux connaître ses voisins, elle provoque la destruction de l’Aquilon, l’immeuble où elle habite. Après quelques années de vie dans le Centre pour relocalisés, l’ex-concierge de l’immeuble, Gérard, convainc les anciens locataires de s’embarquer à bord d’une vieille autoneige baptisée L’Albatroce afin de gagner le sud, là où le climat est plus clément. En route, de nouveaux passagers se joignent au groupe, mais celui-ci est décimé peu à peu par des morts qui n’ont rien de naturelles.
Dans ses remerciements, l’auteur décrit son œuvre comme « un projet aussi fragile et étrange que l’autoneige de Gérard » (p. 141). Cette analyse est juste, ce qui n’est guère étonnant puisque Carl Rocheleau enseigne, entre autres, la littérature et la mythologie. Il sait ce qu’il fait, avec pour résultat un beau livre : une superbe couverture d’Émilie Léger, un texte à la fois poétique et tout simple, délicat et glacial comme une dentelle de glaçons au bord d’un toit.
Le projet est étrange dans son contenu et dans sa structure raboutée : on dirait un recueil de portraits, plus un exercice littéraire qu’un roman. La finale m’a paru décevante de prime abord, mais, en y réfléchissant bien, elle est cohérente. En effet, dès les premiers décès dans la seconde partie, on comprend que Summer est derrière ces morts. L’incertitude que laisse planer l’auteur à la fin vient donc casser les attentes du lecteur, ce qui s’avère bien plus original que la fin attendue.
La première partie reprend la novella L’Aquilon parue chez le même éditeur en 2010. Elle est construite comme une maison de poupée. Littéralement : des morceaux de l’immeuble ont été arrachés, et la curiosité de Summer enfant conduit le lecteur à examiner chaque locataire, tour à tour, dans une succession de chapitres plus ou moins brefs. Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue pour unir cette série de portraits (par ailleurs, fort réussis) : on est dans un état des lieux, une mise en place de la dure réalité de cet Hiver éternel, un descriptif du mode de survie et de la résilience des Québécois en général, et des habitants de l’Aquilon en particulier.
Le point de départ de l’Hiver, c’est la crise du verglas, un épisode de notre histoire collective qui fut peut-être plus anodin pour les gens ne vivant pas en Montérégie, mais qui fut perçu comme une quasi-apocalypse pour ceux qui, durant un bon gros mois, ont dû se débrouiller sans chauffage, sans eau chaude, réfugiés dans des centres d’hébergement avec la promiscuité et l’inconfort que cela comporte… L’auteur était adolescent quand la crise est survenue, on ne s’étonnera pas que cet épisode ait marqué son imaginaire et l’ait conduit à créer ce Québec envahi par le froid.
La seconde partie du récit, inédite, est plutôt un huis clos. Les personnages sont cette fois enfermés, à l’étroit et sans intimité, dans l’autoneige conduite par Gérard, puis dans le campement qu’ils montent après avoir abandonné le véhicule. La narration s’éloigne de Summer, qu’on voit de l’extérieur, à travers le regard des autres, et pourtant la fille de Benoît, devenue une jeune femme, reste le personnage central, puisqu’elle manipule les uns et les autres, s’arroge un droit de vie et de mort. Il n’y aura pas de rédemption pour les survivants de l’Aquilon, pas d’espoir d’avenir meilleur, rien que le mur brutal de la volonté d’une protagoniste qu’on ne comprend pas, pour laquelle on n’a aucune empathie.
Summer, malgré son nom, est une d’incarnation de l’Hiver : sa carnation, justement, est celle de la neige puisqu’elle est albinos, et son caractère est aussi implacable, aussi glaçant qu’un épisode de verglas.
Il faut donc entreprendre la lecture de ce beau livre pour le plaisir des mots, pour la découverte des personnages, sans entretenir d’attente face au genre science-fiction. Quoique, au vu de l’hiver qu’on vient de passer, le récit de Carl Rocheleau prend des allures prophétiques à vous donner le frisson.
Francine PELLETIER