Yves Meynard, La Princesse perdue (Chrysanthe -1) (Fy)
Yves Meynard
La Princesse perdue (Chrysanthe -1)
Lévis, Alire (GF), 2018, 304 p.
Christine a douze ans, et vit une existence quasi recluse dans la maison de son tuteur, Tonton. Elle pleure la nuit. Un de ses jouets qui parle, un lapin nommé Tap Pleine-Lune, lui raconte l’histoire de la princesse Christine. La princesse a perdu son père. Christine aussi – il n’est pas mort, il est juste parti, quand elle avait quatre ans. De sa mère, elle ne sait rien non plus. Elle ne se souvient pas du tout de ses premières années. Lorsqu’elle va enfin à l’école, Tap l’accompagne, invisible pour les autres. Mais petit à petit, elle le perd, ou il se perd : elle ne le voit plus. Se rendant compte à un moment donné qu’elle ne peut plus le toucher, elle tombe de sa chaise. Tonton alerté et inquiet l’emmène à l’hôpital, où elle laisse échapper la raison de son malaise. Tonton décide alors de l’envoyer voir un psychologue, le docteur Armand. Celui-ci, un parallèle de Freud dans ce monde qui se révèle quelque peu parallèle au nôtre, décide de la psychanalyser, en lui rendant ses souvenirs. Ce qu’il fait ainsi remonter, ce sont des souvenirs abominables d’abus sexuels par son père et les hommes auxquels il la livrait. L’insistance du docteur nous semble bien un peu étrange, mais tout ceci s’inscrit dans des tropes modernes familiers, et nous l’acceptons, comme d’ailleurs Christine. Elle grandit, de plus en plus traumatisée de séance en séance. Un jour, à dix-sept ans, elle se rend compte qu’un jeune homme dans une voiture rouge s’est arrêté pour la regarder. Elle s’enfuit. Elle le revoit peu après et s’enferme chez Tonton. Mais une lettre arrive, signée d’un certain Quentin de Lydiss qui l’appelle « Dame Christine » et lui donne un rendez-vous pour la soirée. Elle finit par s’y rendre. Le jeune homme lui déclare qu’il est un chevalier de Chrysanthe parti à sa recherche. Elle refuse de le croire, lui ordonne de la laisser tranquille ; il accepte en lui demandant de le convoquer lorsqu’elle sera prête : il est lié à elle par un sort, et la trouvera où qu’elle soit. Lorsqu’elle rapporte, finalement, l’incident au docteur Armand, celui-ci concocte de nouvelles théories très convaincantes sur une secte occulte qui aurait été à l’origine des abus subis par Christine.
Mais le ver est dans le fruit (ou plutôt l’inverse, en l’occurrence) et Christine, petit pas après petit pas, commence à se libérer, et finit par appeler Quentin, avec qui elle s’enfuit, avec une grande réticence, refusant toujours de croire qu’il dit la vérité – mais elle garde tout de même à l’esprit la maxime souvent répétée de son lapin imaginaire : « Espoir et confiance, confiance et espoir ».
Nous changeons alors de fil, et nous voici avec un homme qui creuse dans la forêt : Evered, fils de roi, déterre un mort. Qui n’était pas mort, et qui était Casimir, un puissant magicien descendu dans le monde des morts pour s’y approprier la substance magique des Héros, afin d’accroître son propre pouvoir. On apprendra par la suite qu’Evered est le fils d’un roi détrôné par le roi présentement régnant, lui-même un Héros. Lorsqu’un Héros apparaît en Chrysanthe, c’est parce que le roi en exercice est un mauvais roi, et il doit laisser la place et mourir. Le père d’Evered est mort. Mais Evered et les siens sont persuadés que le roi régnant est un imposteur, et un assassin.
Retour au premier fil : Mathellin, (le véritable nom du gardien de Christine) cherche désespérément à récupérer sa prisonnière. C’est cette poursuite et ses péripéties jusqu’en Chrysanthe qui constituent l’épine dorsale de la narration, jusqu’à l’arrivée en Chrysanthe et la réunion de Christine avec son royal père. Qu’elle va fuir dès qu’elle le verra, toujours habitée par les images horribles de ses anamnèses sous la férule du docteur Armand. Elle en sait maintenant le mensonge, mais elle ne peut s’en débarrasser, et ne parvient toujours pas à croire vraiment à ce qu’elle vit, ce qui constitue désormais la tension narrative du roman, avec les efforts du magicien Casimir et d’Evered pour recapturer Christine et abattre son père.
Tout est en place dans ce premier volume pour la cavalcade du second – qui ne décevra pas, je peux l’assurer, l’ayant lu dans sa version anglaise. Car on a affaire ici à une rareté, un roman d’abord écrit et publié en anglais puis traduit par son auteur même. Il y a bien quelques petites lourdeurs ici et là, mais dans l’ensemble, Meynard est fidèle à sa voix en français. Les rebondissements, découvertes et révélations jaillissent presque à chaque page, que ce soit sur le monde où vit d’abord Christine, puis sur la Chrysanthe et sur le rapport entretenu par les deux mondes, sur la magie propre à la Chrysanthe… Et jamais une concession aux clichés habituels de la fantasy. Oui, il y a une quête (celle de Quentin), mais elle réussit dès les premières pages ; oui, la princesse doit retrouver Chrysanthe – mais elle la retrouve assez vite, et c’est là que les vrais problèmes commencent ! Et leur solution ne sera ni facile, ni heureuse pour tous. Oui, il y a de la magie, mais sa nature et son fonctionnement n’ont rien à voir avec les ressassements auxquels nous ont hélas habitués les tonnes de pseudo-fantasy qui se publient en français depuis des années. L’imaginaire d’Yves Meynard est l’un des plus singuliers que j’aie rencontré dans ce genre, (et j’en ai lu beaucoup, de la fantasy, classique et moderne), que ce soit dans ses grandes lignes – les mondes qu’il construit – ou dans la myriade de détails tous plus fascinants les uns que les autres qui nous aident à nous y projeter, à y rêver avec l’auteur.
Il est impossible de parler de ce roman sans évoquer l’auteur fétiche de Meynard, John Crowley, avec qui il n’a cessé de dialoguer, je pense, dans tous ses textes de fantasy – on songe ici, bien sûr, à Little, Big, non pour les thématiques (de ce point de vue on est bien plus proche du Livre des Chevaliers) mais pour le style (au sens le plus large du terme : le ton, les registres, l’ambiance, plus que la phrase) : l’aspect onirique et la façon dont il se transmue soudain en visions de cauchemar, la désinvolture (faussement simple) avec laquelle se mélangent le monde fantastique et notre monde d’ici & maintenant (qui ne l’est pas vraiment, mais) ; le côté pragmatique, presque terre à terre parfois, des personnages, l’humour discret de certaines situations juxtaposé avec la terrible gravité des sujets. Et la délicatesse des glissements progressifs entre le monde enfantin et celui de l’adolescence, puis le début de l’âge adulte (Christine doit grandir très vite). Le tout enveloppé dans une prose transparente et sans effort. La traduction a pris six ans, mais cela valait la peine d’attendre ! Rendez-vous au second volume, Le Prince rebelle.
Élisabeth VONARBURG