Frédérick Durand, Dans les pas d’une poupée suspendue (Fa)
Frédérick Durand
Dans les pas d’une poupée suspendue
Montréal, Tête Première, 2021, 272 p.
Un manoir de pierre. Une architecture impossible, où les lignes horizontales et courbes guerroient pour égarer le regard dans des dédales sans fin. Parmi les tourelles, une gargouille décapitée, engluée dans la façade. Partout, des gravures sulfureuses et macabres, des statuettes de diablotins rieurs, des masques grotesques et des instruments de torture, des piles de livres et de revues où se croisent sorcellerie et meurtres sanglants, enfants sans yeux et sacrifices humains. Au centre de tout, seigneur du manoir, une statue de diable, faisant plus de deux mètres de haut. N’attendant qu’un claquement de doigts, un mot formulé dans un langage ancien, une gorge tranchée pour s’animer. Sous les yeux de ce Satan, les pièces se multiplient à chacun des pas des visiteurs imprudents ; l’horreur grandit, se peaufine. S’infiltre sous la peau.
Qui était Hervé Vallet ? Claquemuré dans son étrange manoir, l’homme s’était isolé du reste du monde pour se consacrer à sa collection d’objets et de documents occultes. Dans la famille Vallet, les rumeurs se répandaient comme une brume empoisonnée : Hervé était fou, malade, sadique… un psychopathe, un meurtrier, sans doute ! Quelles vérités sordides se cachent derrière les rancunes et la haine ?
C’est ce que découvrira Robert à la mort de son oncle. Seul héritier des biens et de la fortune d’Hervé, le jeune homme se retrouve bien malgré lui plongé dans l’univers inquiétant du manoir. Là, l’étau de sombres présences attend de se refermer sur son cœur et l’écho des secrets résonne comme des hurlements de suppliciés. Pourtant, Robert ne peut résister au magnétisme terrible de la demeure. Un pas à la fois, tel un insecte lentement ficelé dans la toile de l’araignée, il est attiré vers le grenier, où est dissimulé un étrange miroir…
Où se situe la frontière qui sépare réalité et fiction ? Dans ce nouveau roman, comme dans La Nuit soupire quand elle s’arrête, Frédérick Durand transporte ses personnages – et ses lecteurs – dans un espace fluctuant, un brouillard opaque dans lequel vérité et mensonge, tangible et imaginaire se superposent et se confondent. Dès les premières pages, nous rencontrons un protagoniste pour qui l’existence véritable ne se vit pas dans les actes du quotidien. Commis dans un supermarché, victime des reproches constants de son patron, malheureux en amour, Robert ne trouve de joie que dans les bandes dessinées des aventures de Mandrake le magicien et de Flash Gordon, ou dans les récits d’horreur. Là, il peut s’abîmer sans fin, s’investir dans un monde à sa mesure, « entrer dans les cases ». Bien sûr, à première vue, les penchants de Robert semblent bien innocents et attireront la sympathie de tout passionné de littérature. Quel lecteur ne s’est jamais laissé prendre au jeu de vouloir habiter un livre aimé ? Mais attention : à force d’être appelés, les démons sortent des pages des livres, les spectres prennent corps, les fantasmes se métamorphosent en cauchemars. Jusqu’à ce que la réalité et la fiction changent de place.
Dans le miroir que lui a légué Hervé, Robert voit ses traits s’affiner et s’embellir. Il y aperçoit l’être qu’il a toujours souhaité être : un homme beau et confiant. Irrésistible. Ici les références à diverses œuvres s’entrecroisent : on pense aux miroirs magiques qui peuplent les contes de fées, à Narcisse tombant amoureux de son image reflétée dans les eaux. Ou encore au Portrait de Dorian Gray de Wilde ou « Le Portrait ovale » de Poe, dans lesquelles l’œuvre peinte prend peu à peu la place du sujet réel. Comme Alice, Robert glisse de l’autre côté du miroir et tombe dans un monde parallèle qui a, au premier coup d’œil, tout du pays des merveilles. Les femmes ne peuvent résister à ses charmes ; il peut d’une simple pensée, donner vie aux personnages de ses bandes dessinées. Soudain, c’est lui, le centre de l’univers. Mais le miroir – ou ne serait-ce pas aussi le manoir ? – poursuit ses propres ambitions. Le Robert du miroir n’est pas le même que celui de la réalité. C’est un double sans inhibitions ni empathie, obéissant à la violence de ses pulsions, un ça libéré de ses entraves.
Nous nous sommes laissés happer par la géométrie folle de la demeure, par la fascination macabre des masques hurlants et des tableaux torturés. Nous avons refusé de détourner les yeux devant les promesses du miroir. Maintenant, il est trop tard. Nous nous sommes égarés dans les dédales de notre imaginaire. Enfermés derrière les murs pourpres de notre inconscient.
Au cœur du manoir de pierre, le diable attend, le sourire aux lèvres.
Anaïs PAQUIN