Gilbert Turp, Le Cas de l’archipel (SF)
Gilbert Turp
Le Cas de l’archipel
Montréal, Québec Amérique (Littérature d’Amérique), 2019, 509 p.
Une autre fiction de l’effondrement ? Oui, mais celle-ci concerne le pays de Cocagne. Littéralement.
En effet, l’archipel du titre est un petit État post-colonial (imaginaire) devenu paradis fiscal. Sa capitale baptisée Cocagne accueille le gros de la population. Le roman débute lorsque son chef d’État décide de démissionner, prenant par surprise la population, son propre gouvernement et un de ses proches, un psychiatre prénommé Abélard. Ce dernier deviendra du coup un témoin de premier plan de la transformation du pays. Le nouveau dirigeant, un arriviste sans scrupules, se laisse convaincre par une grande compagnie étrangère de construire une immense tour appelée à constituer un centre névralgique.
Mais l’ambition des uns exige souvent d’écraser celle des autres. Le nouveau régime s’embourbe dans le cycle de la révolte et de la répression. Le dérapage de la situation touche de plus en plus de gens autour d’Abélard : Paul, le dirigeant démissionnaire ; Bernadette, l’ancienne conseillère politique ; Balthazar, le journaliste insoumis ; et Madeleine, la fondatrice de garderie, pour ne citer que les principaux. Cette galerie de personnages confère une indéniable consistance humaine à la démonstration philosophico-politique.
Les sept parties du roman illustrent la fragilité des institutions dans les pays neufs (et pas seulement, peut-être). La science-fiction prend ici les traits d’une politique-fiction qui ne défend ni ne dénonce une option politique, et qui n’est pas non plus un simple prétexte à une intrigue axée sur l’action. Dans son genre, il s’agit de l’un des ouvrages les plus ambitieux de ces dernières décennies, à la fois par son thème, par ses observations et par son traitement des personnages. Son écriture policée et cultivée rappelle parfois la langue de Mavrikakis dans Oscar de Profundis.
Là où Pierre Gélinas illustrait le mécanisme d’une prise du pouvoir fasciste au Québec dans sa trilogie Saisons (1996-2002), Turp évite le cynisme facile et il s’attache plutôt à la variété des réactions humaines dans la situation qu’il présente. Prado, le putschiste discret, n’est pas un fanatique, tandis que ses opposants préfèrent la décence et l’entraide à des idéologies plus tranchées.
Professeur au Conservatoire d’art dramatique de Montréal, Turp cède au penchant des dramaturges pour les cadres dépouillés, dont la généralité doit se prêter à plusieurs lectures. La plupart de ses personnages ne sont connus que par leur prénom. Ils ne sont pas tous d’égale épaisseur, mais Abélard se démarque par son passé douloureux, ses réflexions poétiques et ses interrogations. Si celui-ci abuse peut-être d’un certain jargon psychologisant, entre psychanalyse et développement personnel, il incarne aussi l’espoir de sa collectivité de survivre à une crise de grande envergure pour repartir sur des bases inattendues.
Jean-Louis TRUDEL