Joël Champetier, Tous univers (Hy)
Joël Champetier
Tous mes univers
Lévis, Alire (GF 86), 2020, 570 p.
Joël Champetier (1957-2015) portait de multiples casquettes : aussi à l’aise dans la science-fiction, le fantastique et la fantasy, il était à la fois écrivain, scénariste, rédacteur en chef de Solaris… Et surtout un ami et un guide pour plusieurs membres du milieu de l’imaginaire québécois, parmi lesquels votre serviteur. Cinq ans après le décès prématuré de Joël, Solaris et les éditions Alire proposent chacun à leur manière un ultime hommage au disparu : pour le premier, un numéro spécial (le Solaris 214, auquel j’ai contribué), pour le second, ce volumineux recueil, Tous mes univers, réunissant toutes les nouvelles de l’auteur. Ces textes, dont on a souvent entendu parler sans pouvoir les lire, susciteront à coup sûr l’intérêt de ceux et celles qui ont bien connu Joël, à cette époque où il œuvrait à maintenir un espace de rencontre entre tous les créateurs et créatrices de l’imaginaire, peu importe leur maison d’édition ou leur revue de prédilection. Une vision dont on devrait tous et toutes s’inspirer.
Mais en dehors de ce public conquis d’avance (et dont je fais partie, explicitons nos biais), Tous mes univers apporte-t-il quelque chose d’intéressant au lectorat moins familier avec l’œuvre de Joël Champetier, voire totalement étranger à celle-ci ?
Objectivement, oui. Parce que les nouvelles de Joël illustrent ce qu’est un « vrai » bon texte de science-fiction, de fantastique ou de fantasy quand il s’assume comme tel et équilibre adéquatement les idées, les personnages, l’intrigue et le style. Ce ne sont pas des récits de littérature générale auxquels on greffe deux ou trois éléments d’imaginaire convenus pour essayer de plaire à tout le monde (avec pour résultat, souvent, de tomber entre toutes les chaises) : ce sont d’authentiques textes de science-fiction, de fantastique et de fantasy qui exploitent toutes les possibilités de ces genres, et qui égalent très bien le meilleur de la production américaine et française. À mon humble avis, ces nouvelles constituent des modèles vers lesquels les auteurs d’imaginaire devraient tendre (tendre, pas nécessairement imiter, Joël ayant toujours insisté sur l’importance pour chacun de trouver sa propre voix littéraire). Aspirants auteurs et auteures, voici donc un recueil à étudier.
Concrètement, ce dernier regroupe toutes les nouvelles de Joël Champetier en ordre chronologique (sauf une), selon la structure d’un repas gastronomique, avec son entrée, son entremets, son plat de résistance, son dessert… Ce choix, plus judicieux que celui d’un regroupement par thèmes, permet d’apprécier l’évolution du style de Joël et de la qualité de ses textes (les premiers sont modestes et amusants, alors que les derniers, plus aboutis, témoignent d’une maturité et d’une complexité qui manquent souvent aux apprentis auteurs et auteures). Après les textes des débuts et quelques fictions très courtes, on arrive au plat de résistance, les textes au cœur de l’œuvre, ceux qui montrent tout ce que Joël savait déployer : une fiction à concepts, mais bien équilibrée avec les personnages et l’intrigue, qui provoque tantôt l’émerveillement, tantôt le malaise – jamais l’indifférence. Parmi ces textes, mes coups de cœur restent sans contredit « Salut Gilles ! » (expérience de pensée bioéthique extrapolant de façon glaçante la prémisse des « Pré-personnes » de Philip K. Dick), « Karyotype 47, XX, +21 » (une histoire de SF judiciaire), « En petites coupures » (farce de fantasy amusante, mâtinée de SF, où les conséquences d’un vœu sont poussées dans leurs derniers retranchements), « Cœur de fer » (qui anticipait de façon plus intelligente le film Au cœur de la Terre)… À ces coups de cœur, j’ajoute un texte de fin de parcours, « Icabod Icabod Crane », qui montre bien, avec « Créatures de poussière », comment Joël maniait habilement l’épouvante.
En guise de dessert, Tous mes univers se conclut par des extraits du Carrousel martien, roman inachevé sur lequel Joël travaillait au moment de son décès. Ces derniers textes (deux versions différentes du premier chapitre) montrent comment l’auteur testait des approches différentes pour commencer la même histoire. Outre son intérêt pédagogique, cet aperçu d’un roman inachevé aura sûrement un impact très particulier sur ceux et celles à qui Joël parlait de ce projet. Pour ma part, il m’en avait entretenu à quelques reprises, soulignant que ce roman demandait une construction d’arrière-monde très exigeante (je me souviens lui avoir alors prêté le manga Planètes, de Makoto Yukimura, pour l’aider dans ses réflexions). Découvrir un pan de ce récit inachevé laisse rêveur : on ne peut que spéculer sur la contribution que Joël espérait apporter avec ce Carrousel martien, et se désoler devant la lacune créée par son départ prématuré.
En définitive, Tous mes univers présente un condensé de l’œuvre d’un auteur parti trop tôt et qui avait encore tant à offrir. Mais avec ce recueil, celui-ci peut apporter une nouvelle contribution à l’épanouissement de la relève : comme dit plus haut, la lecture de ces textes, outre le voyage dans l’ailleurs, peut inspirer et servir de modèle vers lequel tendre. Joël Champetier, avec sa modestie habituelle, me dirait : « Tu exagères, je suis loin d’être un modèle ! » Ce à quoi je répliquerais, tout sourire : « Billevesées ! »
Philippe-Aubert CÔTÉ