Philippe St-Germain, Kaléidoscorps (SF)
Philippe St-Germain
Kaléidoscorps
Longueuil, L’Instant même (Trajectoire), 2019, 157 p.
Le corps éclaté. Le corps découpé en une mosaïque de couleurs étranges. Morceaux épars, casse-tête composite, métamorphosé à chaque nouveau regard posé sur lui. Le Kaléidoscorps.
Philippe St-Germain reprend le concept du kaléidoscope, « tube de miroirs [qui] réfléchit la lumière à l’infini » pour donner corps à son essai. Comme le kaléidoscope qui permet de fragmenter la lumière, de l’expliquer dans la pluralité de ses formes sans qu’elle n’en perde son unicité, Kaléidoscorps décortique le corps humain, ses mutations constantes, grâce à l’analyse d’un vaste panorama d’œuvres québécoises. Il nous propose d’approcher la question des transformations corporelles sous trois angles principaux : Engendrements, Porosités et Extrêmes. Ces parties se subdivisent ensuite en chapitres qui nous offriront l’occasion d’observer à la loupe une métamorphose particulière, dans ses déclinaisons et ses métaphores singulières à l’intérieur des œuvres représentatives du corpus à l’étude.
« Engendrements » expose ainsi un corps qui change de l’intérieur, qui se donne naissance. L’altérité vient de nos propres entrailles. C’est l’acouphène de Simon Jodoin dans L’Homme qui entendait souffler une bouilloire qui lui assène la terrible impression de « devenir un monstre », le cancer qui envahit jusqu’à la structure du roman dans Métastases, la gueule qui se creuse dans le dos du protagoniste de L’Homme à qui il poussait des bouches. Même lorsque la transformation est infligée par l’extérieur, comme dans le cas des robinets plantés dans l’abdomen des hikikomoris dans L’Expérience interdite ou des échanges d’enveloppes corporelles des Nouvelles de la conscience, les métamorphoses d’Engendrements restent des expériences résolument intimes, encastrées dans les limites imposées par la physiologie.
Porosités, au contraire, navigue entre les frontières perméables qui séparent le corps individuel du monde extérieur, la chair de l’abstraction. Grâce à la variété de ses thèmes, cette seconde partie est probablement la plus riche et la plus intéressante. Avec notamment l’analyse du roman De synthèse de Karoline Georges, nous plongeons dans la fluidité du corps virtuel, devenu non pas une substitution de « second ordre », mais bien une incarnation solide, une nouvelle manière d’être. Le virtuel permet enfin l’adéquation entre notre apparence et l’image fluctuante que nous avons de nous-mêmes. St-Germain explore ensuite les liens parfois contradictoires entre corps et identité. Discordance entre le genre et le sexe, voyage au pays de la transition, de l’entre-deux comme dans Jeanne ;personnification de la haine de soi dans Les Murs à travers la figure du Monstre. Il nous serait impossible de ne pas souligner ici l’apparition du Silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg, où St-Germain s’intéresse brièvement aux multiples conflits identitaires qui jalonnent le roman, entre hommes et femmes, corps biologique et technologie, soi et les autres. Le corps se déploie ensuite sous l’influence de drogues en un étrange casse-tête de perceptions, comme dans l’exemple de la Saga d’Illyge, où la protagoniste mute à chaque consommation, couverte « de morceaux humains sanguinolents ». Porosités se conclue avec un corps qui se disloque entre les règnes, un corps prisonnier d’une question à jamais irrésolue : qu’est-ce qui sépare l’homme de la bête ?
Extrêmes, c’est le corps dans toute sa démesure, tendu vers l’impossible. On y croise des monstres millénaires, comme le nautile de la novella Coquillage, qui inspire une attirance si grande à Thrassl que son être se remodèle, jusqu’à être aussi « vaste, énorme, grotesque » que celui de la créature. Des parties du corps qui, par leur profusion ou leur absence, deviennent soudain le sujet principal d’une intrigue, comme les cheveux dans Ataraxie ou la face dans L’Enfant sans visage. Un corps à la fois « perdu et retrouvé », comme celui de la narratrice de Déterrer les os, qui cherche par l’exercice extrême à atteindre son squelette, ou le trou noir dans le dos de Thomas dans la nouvelle « En prison » de Dave Côté, promesse d’un autre monde mystérieux, mais également d’une béance sans fond.
À travers chacune de ses facettes, Kaléidoscorps nous propose ainsi une odyssée de la métamorphose où le corps s’érige en véritable héros. Entre tumeur et greffe, transition identitaire et posthumanité, monstre et abîme, notre protagoniste ne s’en sortira pas indemne. Nous regretterons l’analyse parfois trop sommaire de certains romans, qui auraient pu faire à eux seuls l’objet d’un essai. L’intérêt de lecture n’est pourtant jamais démenti. Nous suivons l’auteur avec curiosité, voire un peu d’effroi, dans chacun des portraits littéraires qu’il dresse de ce pauvre corps torturé, y découvrant un véritable renouveau d’interprétations, fort précieuses à la compréhension de maintes œuvres des littératures de l’imaginaire.
Portraits… Peut-être devrions-nous plutôt parler de dissections ? À voir surgir au fil des chapitres, tantôt une jambe coupée, ici une tête surnuméraire, là un tentacule gluant, nous ne sommes pas sans développer l’impression dérangeante d’être devenus les voyeurs d’une intimité interdite. Comme si, dissimulés dans un coin sombre, nous observions béatement la lame d’un médecin légiste ouvrir le ventre d’une victime anonyme pour en retirer les organes un à un. Les yeux rouges et brillants, découvrant une signification nouvelle, une couleur inconnue dans chaque membre arraché.
Anaïs PAQUIN