Sébastien-D. Bernier, Asphyxies (SF)
Sébastien-D. Bernier
Asphyxies
Montréal, Sémaphore, 2020, 184 p.
Dans Asphyxies, l’art est interdit et nombre d’emplois ont été remplacés par des robots et d’autres appareils technologiques. Pour garder son travail, il faut être plus performant que les machines, et ce, au détriment de son bonheur et de sa santé mentale et physique. C’est ce que montre rapidement le personnage de 023, l’attachée de projets civiques qui met en relation une aînée défavorisée de plus de cent ans avec trois adultes au passé peu rassurant qui doivent se racheter à la société. La grosse somme qu’elle obtiendra alors lui permettra de se procurer de quoi performer encore.
Parmi ces trois adultes se trouve Patrice Lajoie, tout juste sorti de prison pour avoir fait des paris illégaux sur un réseau, et pressé de recommencer le plus tôt possible. Il y a aussi sa sœur, Régine, chez qui il va rapidement choisir de résider. Celle-ci a déjà fait des paris, mais ne s’y intéresse plus autant dès que son frère franchit le seuil de son domicile, ramenant dans sa vie un climat qui lui a toujours été désagréable, celui de la soumission. Reste le conjoint de Régine, Charles, facilement impressionnable par un Patrice qui se montre plus fort que lui, au point de se transformer en mouton.
À ce trio se greffe Stéphanie, une centenaire qui a vu le monde changer pour devenir la dystopie que le récit dépeint. Elle a vu les robots devenir omniprésents et l’art être interdit, car jugé dangereux. Séparée de son bien-aimé et de son fils, Stéphanie n’a plus que son lecteur de musique personnel et sa paire d’écouteurs (des objets désormais rares et peu recommandables) pour se remémorer, seule, ses jolis souvenirs.
Mais les choses sont loin d’être simples dans ce logement. D’abord, personne n’a envie de cette cohabitation. Ensuite, la mère de la famille Lajoie est décédée d’une manière qui n’était peut-être pas naturelle. Enfin, Stéphanie n’est pas encore installée que les deux hommes font un horrible pari sur la suite des événements.
Rapidement, la narration se concentre sur Régine et sur Stéphanie. Les deux hommes de la maison n’éprouvant que de la haine et du dégoût vis-à-vis de cette aînée qu’il faut entretenir, Régine doit respecter les quelques règles d’un manuel pour s’occuper seule de Stéphanie, au point de faire passer cette vie avant la sienne.
Le récit présente une Régine qui, en plus de se soumettre aux conditions et aux règles de l’univers dans lequel elle se situe, se soumet également à son frère et à son mari. Une Régine qui fait toujours ce qu’on attend d’elle, même si cela ne lui convient pas, au point de risquer de se perdre elle-même et de ne pas se reconnaître. Une Régine qui obéit aux décisions des deux hommes et qui prend davantage soin de Stéphanie que d’elle-même.
Le titre du récit est rudement bien choisi. Il représente bien cette histoire bouleversante où Régine étouffe en raison de ses relations et de son passé, où Stéphanie est prisonnière d’un corps trop vieux dans lequel il ne reste que des souvenirs d’un passé heureux, où l’attachée 023 lutte pour ne pas voir son poste s’effacer, et où même l’environnement extérieur rend la respiration difficile. Ici, l’asphyxie est multiple et est partout. Dehors, au travail, dans sa maison, avec son entourage, dans son corps ou dans son esprit.
Heureusement, dans cette sombre ambiance se dessine un peu de lumière. Grâce aux rapports forcés que doivent avoir Régine et Stéphanie, les deux femmes développent lentement une relation complexe qui permettra progressivement à la plus jeune d’apprendre à s’exprimer (une scène saisissante !) pour enfin se libérer de l’étau de son frère. Dans un monde qui reste tout aussi étouffant, Régine aura désormais la possibilité d’apprendre à se connaître sans répondre aux besoins ou aux exigences des autres.
Asphyxies est un excellent roman sur la déshumanisation, l’effacement de soi et l’expression. Cruel, il sert entre autres de prise de conscience pour que nous puissions changer les choses avant que nous ne manquions d’air…
Émanuelle PELLETIER-GUAY