Stéphane Dompierre (dir.), D’autres mondes (Hy)
Stéphane Dompierre (dir.)
D’autres mondes
Montréal, Québec Amérique (La Shop), 2020, 320 p.
Deux ans après nous avoir offert Monstres et fantômes, un premier recueil de nouvelles d’horreur écrites par des auteures qui n’étaient pas familières avec le genre, Stéphane Dompierre récidive avec quinze nouvelles créatrices, pour nous offrir D’autres mondes, un deuxième collectif de nouvelles d’horreur. Là encore, aucune des auteures présentes au sommaire n’a touché à l’horreur de manière directe auparavant, même si Andrée A. Michaud s’en est parfois approchée dans ses romans policiers.
Comme ce fut le cas pour Monstres et fantômes, plusieurs nouvelles semblent détonner dans le recueil, tant leur rapport avec l’horreur est ténu. Évidemment, c’est un genre excessivement subjectif, et les peurs les plus profondes sont aussi variées que les individus qu’elles affligent. Ceci étant dit, on aurait aimé que, pour cette deuxième expérience, la direction littéraire pousse davantage la note pour nous faire frissonner. Tous les textes présentent des qualités littéraires indéniables, mais on reste avec l’impression que c’est le genre de livre qui vise un public plus large, plus ou moins familier avec l’horreur, et qu’on veut éviter d’effaroucher les néophytes.
L’amateur d’horreur qui en a lu d’autres se retrouve donc à naviguer entre des textes qui le laisseront de glace ou qui lui feront hausser les sourcils d’étonnement, le genre étant totalement absent du texte. Heureusement, quelques pépites viennent récompenser le lecteur à la recherche de frissons et de dégoût.
« Post-Po », de Karoline Georges, met en scène un monde où les implants technologiques sont la norme et où la transhumance permet d’oublier la réalité glauque, la pauvreté endémique et la faillite environnementale. La narratrice raconte son expérience avec la Po, une interface intégrale qui dote son utilisateur d’un hypercorps, connecté à Internet en permanence et lui permettant d’acheter et de télécharger des modules complémentaires venant brouiller les frontières de la réalité. Lorsque la narratrice et son amie Léna découvrent l’existence de la Post-Po, un timbre qui permet à la personne qui l’utilise de dépasser la vérité de son propre corps, les deux filles décident d’en faire l’essai. Mais l’expérience n’est pas celle qu’elles espéraient… Karoline Georges a fait ses marques en science-fiction, genre dans lequel elle excelle. C’est donc avec une maîtrise consommée du genre qu’elle nous convie à cette dystopie glauque, rappelant le No future des punks des années 1980. Un texte glacial et totalement dans l’ère du temps !
Vient ensuite « Le Stage », de Jeanne Dompierre, où Chloé, une jeune étudiante déterminée, parvient à obtenir un stage chez Hebe Technologies, une entreprise spécialisée dans les cures de rajeunissement, dont les produits sont de véritables miracles scientifiques. Au fil des jours, elle découvre les dessous de l’entreprise, ainsi que les pratiques discutables de sa fondatrice et des autres employés de la compagnie. Jusqu’à ce qu’elle apprenne finalement le secret derrière la technologie de rajeunissement développée par la fondatrice de Hebe Technologies, et en paie le prix. Cette nouvelle n’est pas sans rappeler l’infâme conte Barbe bleue, de Charles Perrault, où une jeune femme innocente est punie de sa curiosité. Ici, l’auteure s’intéresse avec brio au culte de la jeunesse et à la peur du vieillissement qui se sont emparés des sociétés occidentales depuis les années 1980. C’est un texte solide qui fera frémir les plus endurcis.
« Betty envahie par le froid », de Rosalie Roy-Boucher, met en scène Betty, une sociopathe qui tente de contenir ses instincts meurtriers en cuisinant des gâteaux. Lorsque son appartement est plongé dans le froid et la noirceur, en raison du verglas, Betty se demande si elle pourra résister encore longtemps à ses envies de meurtre. Peut-être qu’il serait plus facile de se laisser mourir ? Mais c’est sans compter sur son naturel, qui ne compte pas se laisser dompter aussi facilement… Malgré la prémisse, l’auteure parvient à rendre attachant ce mélange de Betty Crocker et de Dexter, qui manie aussi bien le couteau de boucher (ou toute autre arme létale) que le batteur à œufs. On s’attache à Betty, malgré les flashbacks et les fantasmes meurtriers qui prouvent à quel point la jeune femme n’est pas apte à vivre en société. Et lorsqu’elle se retrouve prise au milieu de la pire crise environnementale que le Québec ait connue, tous ceux et celles qui ont connu la crise du verglas ne peuvent que compatir avec Betty. Une nouvelle efficace qui ravira les amateurs de meurtres bien sanglants !
Sur une note personnelle, « Le Gros Bon Sens », de Chloé Savoie-Bernard, est le texte qui est venu me chercher au plus profond de moi. La narratrice donne sa première conférence, dans le cadre d’une tournée européenne qui attire les plus grands spécialistes de la contention corporelle. Elle y explique comment sa vision du monde s’est développée, comment elle en est venue à croire que les gros (et les grosses) mettaient une pression indue sur le système de santé et qu’il était inéquitable pour les Québécois que le régime public d’assurance maladie serve à traiter les problèmes liés au surplus de poids. Elle décrit ses efforts pour convaincre la population de pratiquer l’eugénisme à grande échelle pour amincir le patrimoine génétique du Québec, pour en arriver à un corps mince et en santé et en faire l’idéal de la santé publique. Le mélange de populisme et des théories de l’évolution les plus abjectes fonctionnent à merveille et ont fait du discours de la narratrice un cauchemar pour l’auteur de ces lignes. Avec la polarisation des débats publics au Québec et la montée en puissance d’un populisme de droite ouvertement endossé par le gouvernement en place, on en vient à se dire que ce genre de dérive est une possibilité moins loufoque qu’on voudrait le croire.
« RPPPP », de Marianne Dansereau, est sans contredit la nouvelle la plus jouissive de ce recueil. Josée doit composer avec un bébé auquel elle peine à s’attacher, un nouvel appartement qu’elle n’arrive pas à apprivoiser et un conjoint qui voue un culte beaucoup trop intense à Halloween et qui applique la méthode Stanislavski pour habiter le costume qu’il porte lors des partys du 31 octobre. Cette année, son choix se tourne vers la version cinématographique de Hannibal Lecter, célèbre cannibale et tueur en série. De son côté, Josée est convaincue que son bébé tente de l’empoisonner à chaque tétée et qu’il veut se nourrir d’elle, littéralement. À la recherche de solutions à l’extérieur du cadre médical, elle tombe sur une annonce du RPPPP (Regroupement de Parents qui Pensent que leur Progéniture est Psychopathe) et décide, sur un coup de tête, de se présenter avec son bébé à la prochaine rencontre qui se tient justement le soir de l’Halloween. Ce texte ne laissera personne indifférent et ravira les amateurs d’horreur en proposant une intrigue complètement déjantée dont la chute à elle seule est un moment d’anthologie.
C’est à Andrée A. Michaud, la participante la plus connue du groupe, que revient la tâche de clore le recueil. Et elle le fait avec un mélange de panache et d’humour grinçant qui atteint sa cible. La narratrice se réveille dans la salle de bains du Red Mirror, un bar où elle est venue célébrer ses quarante ans en compagnie de son conjoint et de ses amis. Sauf que quelque chose de terrible semble s’être produit. Des corps jonchent le sol de l’endroit et elle est seule en compagnie de quelque chose qui semble habiter les nombreux miroirs de l’établissement. L’ensemble de la nouvelle est d’une efficacité redoutable, mais la chute amène le tout à un autre niveau d’horreur et de folie. Un petit bijou bien sanglant en guise de conclusion, ça ne se refuse pas.
Malgré l’inégalité des nouvelles, Stéphane Dompierre est encore une fois parvenu à mettre de l’avant des auteures à surveiller et à découvrir. Et on ne peut que saluer cette nouvelle offrande dans un genre qui demeure, encore et toujours, le parent pauvre de l’imaginaire au Québec. Espérons que d’autres éditeurs emboîteront le pas et nous permettront d’aller à la rencontre de nouvelles plumes qui alimenteront nos cauchemars !
Pierre-Alexandre BONIN