Éric Gauthier, Les Étages ultérieurs (Fa)
Éric Gauthier
Les Étages ultérieurs
Lévis, Alire (GF 100), 2021, 346 p.
Delphine doit se disputer avec Aurèle aujourd’hui. Ça l’irrite depuis qu’elle a consulté son carnet. Elle a pourtant mieux à faire.
Il y a des auteurs qui savent nous surprendre. Ils ont établi leur voix, leur style, mais tout à coup, sans pourtant dévier de leurs habitudes, ils nous présentent un roman qui nous prend aux tripes et nous laisse sonnés. Avec Les Étages ultérieurs, Éric Gauthier réussi un tour de force de ce genre.
L’histoire commence au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale. Aurèle, nouvellement engagé comme homme à tout faire aux domaines des Pontbriand, et Delphine, la gouvernante de Lédonie, fille adoptive des Pontbriand, découvrent un escalier qui permet de voyager dans le temps. Plus précisément, en gravissant cet escalier, situé dans une tourelle condamnée, ils avancent dans le temps et peuvent assister au futur de la maison. Impossible toutefois de voir le passé. Ou de quitter la maison. Ou de choisir son moment : il y a toujours exactement un an, quatre-vingt-quatorze jours et une vingtaine d’heures de décalage entre le présent et l’avenir. Assister à des événements significatifs relève donc de la chance. Enfin, il est impossible d’interagir avec ces visions du futur. Ou peut-être même de modifier celui-ci…
Tout ce qu’on aime de l’auteur et conteur Éric Gauthier se retrouve dans ce roman. Les personnages sont vrais et attachants, tant dans leurs qualités que dans leurs petits travers familiers. On comprend sans mal les réserves de Delphine sur le mariage, celles d’Aurèle sur le mensonge et celles de Lédonie quant à toute autorité. La plume est parsemée d’images évocatrices, qui subliment l’ordinaire (un exemple : « la tête lui grouille de doutes comme une nuée de mouches »). Et le concept fantastique, comme toujours avec Éric Gauthier, donne l’impression que le surnaturel n’est pas si exceptionnel, qu’il a un côté un peu absurde, qu’il pourrait survenir derrière n’importe quelle porte…
En l’occurrence, cette fois, le surnaturel est lié à deux portes précises : celles de la tourelle. Mais ce n’est pas, et c’est ici que l’auteur nous surprend, un élément fantastique qui porte à sourire, d’amusement ou d’émerveillement. Passées leurs premières explorations du futur, Aurèle et Delphine ressentent bientôt l’aspect sinistre de leurs visions : comment vivre une vie qu’ils savent déjà décidée pour eux ? À quoi bon s’y investir puisque le résultat sera le même ? Leur malaise nous contamine bientôt et on se retrouve à tourner les pages du roman avec angoisse, en se demandant ce qu’ils vont découvrir, comment ils vont réagir. On souhaite, avec eux, quitter la maison, cesser d’être visible dans l’avenir, mais non, déjà ils en savent trop, ils se sont vus trop souvent, ils ne peuvent essayer de partir pour de longues périodes, au risque de créer un paradoxe ou de voir confirmer leurs doutes quant à l’immuabilité du futur. Ils ne veulent pas non plus laisser la tourelle sans gardiens. Bref, tout cela s’accumule jusqu’à ce que personnages (et lecteur !) se retrouvent prisonniers des lieux et du temps.
Même les relations entre les protagonistes sont déterminées d’avance et finissent par prendre des allures de carcan. Aurèle et Delphine forment un couple parce qu’ils se sont vus ensemble. Cependant, leurs rapports restent toujours un peu froids, contraints. On devine entre les lignes qu’ils ont de beaux moments, mais ceux-ci se situent souvent hors champ, entre les lignes. C’est moins important que la tourelle et ses révélations. Car l’escalier, découvrent-ils bientôt, ne grimpe pas indéfiniment à l’assaut du temps. L’avenir est doté d’une frontière, qu’une présence mystérieuse occupe. Lorsqu’Aurèle et Delphine redescendent dans le présent après avoir visité les confins de l’avenir, cet occupant du futur les suit et laisse désormais peser sur eux son regard. Un peu comme le lecteur, qui regarde les personnages se débattre, ligotés par les mots sur la page…
Vraiment, Les Étages ultérieurs représente une expérience de lecture qui remue, un magnifique ovni dans la production d’Éric Gauthier. C’est un livre qu’on veut tour à tour poser et dévorer. À éviter en cas de reconfinement, mais dans toutes autres circonstances, je le conseille vivement !
Geneviève BLOUIN