Paul Serge Forest, Tout est ori (SF)
Paul Serge Forest
Tout est ori
Montréal, VLB, 2021, 454 p.
Avec Tout est ori, son premier roman, Paul Serge Forest a gagné le Prix Robert-Cliche 2021 à l’unanimité du jury. Je n’ai aucune peine à comprendre pourquoi les juges ont jeté leur dévolu sur Tout est ori. J’ai été conquis par ce texte, malgré les attentes obligatoires qu’implique un roman primé.
Fait particulier, c’est un roman qui s’inscrit dans le mouvement du réalisme magique, genre assez peu exploré au Québec. C’est aussi une chronique familiale, une déclaration d’amour à la Côte-Nord et une œuvre d’inspiration japonaise… J’ignore si c’est dû au hasard de mes lectures, mais je me rends compte que la culture japonaise a inspiré plusieurs auteurs québécois dans la dernière année.
La famille Lelarge contrôle le marché des fruits de mer sur la Côte-Nord. Sous l’influence du patriarche Rogatien, l’entreprise a connu une forte croissance. Tout semble donc aller pour le mieux… À la mort de Rogatien, l’entreprise revient à ses trois enfants : le (trop) sérieux Robert, le toxicomane Réginald (que tout le monde appelle Saturne) et la mystique Suzanne. Le rôle de dirigeant échoit à Robert, le père de Laurie.
Il développe un partenariat avec une entreprise japonaise pour gagner de nouvelles parts de marché à l’échelle mondiale. Lors d’un voyage au Japon pour compléter l’entente, il vit un événement extraordinaire : alors qu’il est avec son frère dans un salon de massage érotique, l’une des hôtesses disparaît d’une étrange façon. Après ce voyage, un visiteur mystérieux arrive à Baie-Trinité : Mori Ishikawa, un Japonais. Robert se méfie de lui : il le soupçonne d’être envoyé pour le surveiller par le conglomérat japonais avec qui il traite… ou d’enquêter sur la disparition de l’hôtesse.
Puis, les affaires se gâtent pour l’entreprise familiale. Tout d’abord lorsque Saturne lance un restaurant gastronomique à Baie-Trinité. Pendant l’inauguration, la haute société québécoise est sur place et tous souffrent d’un empoisonnement alimentaire. Frédéric Goyette, de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, enquête sur ce cas. La situation est tendue, car une vieille rivalité existe entre lui et Robert Lelarge. Bien vite, l’inspecteur soupçonne Ishikawa d’être derrière cela. La situation est d’autant plus inexplicable qu’un employé de l’usine de fruits de mer disparaît dans des circonstances qui rappellent les événements du Japon. Quant à Ishikawa, il développe une relation ambiguë avec la jeune Laurie – ce qui déplaît terriblement à Robert – et l’initie peu à peu à la culture japonaise et, surtout, à son grand projet, l’ori… dont on ne peut rien révéler ici, car c’est le cœur du récit.
Tout est ori est un roman à la fois facile et difficile à résumer. D’un côté il s’y passe somme toute assez peu de choses si on parle d’action pure et en même temps, l’histoire est touffue, pleine de non-dits et riche en personnages secondaires.
L’auteur parvient à créer non pas une famille ou une entreprise, mais bien une ville, un petit univers en soi. À Baie-Trinité, tout le monde travaille pour la famille Lelarge directement ou indirectement. L’auteur prend le temps de bien placer son récit, d’intégrer les motivations de chacun, d’en faire des sous-intrigues, de les imbriquer dans des plans globaux. On a donc pour finir un récit faussement simple. D’où la difficulté d’en parler.
L’histoire est bien servie par une écriture fluide chargée de plusieurs images fortes. Il y a quelques maladresses ici et là, quelques tics d’écriture (comme cette propension à intégrer les réactions dans les dialogues du genre « Il fallait s’y attendre, a-t-elle souri jaune », ce qui devient agaçant à la longue à cause de sa surutilisation). Par contre, c’est une œuvre bien, même très bien, maîtrisée. Ce qui est encore plus impressionnant pour un premier roman.
L’intrigue est dévoilée par petites couches, non pas de façon linéaire, mais bien sous la forme de vagues. Et la grande force de l’auteur, c’est de savoir raconter l’anecdote. Plusieurs passages sont plus informatifs, comme les courts chapitres expliquant les différents éléments de l’économie des fruits de mer et la vie de ceux qui en vivent. On peut aisément se casser les dents à donner de l’information, aux dépens du récit, en brisant le rythme de l’histoire pour caser des éléments qui n’intéressent pas forcément le lecteur. Ici, Paul Serge Forest y parvient en captivant le lecteur, car il donne vie à ces explications.
La finale est mon seul regret. Alors que l’auteur fait progresser son histoire lentement pendant tout le livre, créant un rythme envoûtant, il y a une rupture de ton avec la finale trop rapide qui ne permet pas de saisir tous les enjeux.
Malgré tout, on referme le livre avec l’impression de sortir d’une expérience unique. Et ça ne m’arrive pas souvent d’éprouver ce sentiment quand je termine un roman. Je me suis même surpris à imaginer cet ori qui… vous verrez bien ce que c’est en lisant le roman…
Pierre-Luc LAFRANCE