Ancillary Justice, de Ann Leckie (SF)
Anne Leckie
Ancillary Justice
New York, Orbit, 2013, 385 p.
Au moment où j’écris ces lignes, le premier roman d’Ann Leckie vient de gagner le prix Nebula et est pressenti pour gagner le Hugo. Honneurs à mon sens bien mérités, car il s’agit en effet d’une œuvre fascinante.
On est ici dans un space opera qui rappelle entre autres les romans de Iain Banks. Des sociétés interstellaires baroques, une préoccupation pour les considérations hiérarchiques, beaucoup de considération accordée aux vaisseaux spatiaux intelligents, air connu penserait-on. Sauf que ces motifs sont considérés sous un angle assez différent : nous sommes ici en terrain qui n’est familier qu’en apparence.
Par contraste avec la Culture plus ou moins anarchico-post-communiste-égalitaire de Banks, le Radch de Leckie est un empire hiérarchisé, expansionniste et assimilateur, fort peu scrupuleux dans ses manœuvres politiques, tout en se prétendant une méritocratie.
La narratrice est un des fleurons de ce Radch, car il s’agit en fait d’une de ses nefs de guerre interstellaire. Dotée d’une intelligence et d’émotions, elle constitue un personnage éminemment sympathique, entre autres de par son sens de l’honneur qui lui fait jeter un regard assez sceptique sur les accomplissements du Radch tout en lui restant totalement dévouée, de par sa nature même.
Offrant une narration en deux temps, le roman a maintenu mon intérêt tout du long alors qu’il révélait graduellement les retournements astucieux et très science-fictionnels de son intrigue. Le thème de l’identité est très présent tout du long ; d’abord parce que la conscience de la nef est dispersée à travers ses unités auxiliaires (désignées du terme de ancillaries, d’où le titre), lesquelles sont en fait des prisonniers de guerre dont la personnalité est effacée avant d’être intégrée à l’intelligence de la nef. L’auteure ne manque pas de nous rappeler à quel point cette approche est immonde, mais on se prend de sympathie malgré tout pour l’escouade auxiliaire One Esk, constituée de vingt de ces cadavres-soldats, et qui est le je initial du roman, avant le je-la-nef, puis le je-un-seul-auxiliaire.
L’autre aspect de ce jeu identitaire, c’est qu’au sein du Radch, la distinction mâle-femelle (le genre social) n’existe pas. Tout le long du livre, la nef dit systématiquement « elle » en parlant des personnages humains. On apprendra finalement le genre d’un des personnages, quand les habitants d’une planète hors du Radch disent « il », mais jamais celui des autres. Ça vous fera sans doute penser à La Main gauche de la nuit, mais rappelez-vous que dans le roman de Le Guin, les Géthéniens sont habituellement asexués, sinon soit mâles soit femelles. Les Radchaai semblent être des humains biologiquement très proches de l’humanité contemporaine ; ce sont les détails de leur appareil génital qui sont sans objet pour leurs relations amoureuses. Idée provocante, qui semble avoir généré une controverse hors de toute proportion.
J’ai lu plusieurs critiques qui accusaient les fans du roman de ne l’aimer que pour ses vues politiques, et spécifiquement ses gender politics. Le Radch est essentiellement une dystopie totalitaire dont on dénonce l’hypocrisie et l’assimilation des autres cultures ; je comprends que ça puisse enrager les paléoconservateurs qui y voient une critique des USA, mais enfin, ce genre de discours anticolonialiste n’est vraiment pas nouveau. Quant aux politiques de genre, déjà que ce sont les Radchaai qui refusent de distinguer les genres, on pourrait décider que Leckie considère justement cette confusion comme dystopique. Pour ma part, il me semble clair que ce n’est pas le cas et que cet état de choses est présenté comme une vertu (au moins relative) du Radch. Quand on pense aux classiques de la SF qui brisaient les tabous sur l’inceste père-filles et nous chantaient les vertus d’un fascisme au visage souriant, doit-on vraiment perdre les pédales face à ce roman ?
Mais justement, le bulletin de vote des prix Hugo de 2014 est hautement politisé, suite aux manœuvres de Larry Correia et Vox Day pour y loger des œuvres aux antipodes de ce qu’ils prétendent être un courant rectopolitique qui monopoliserait (ou presque) le monde de l’édition de SF. On dirait que 2014 sera l’année des sursauts (ultimes ? ce serait trop beau) des plus réactionnaires des auteurs de SF américaine, lesquels sentent l’esprit du temps les laisser derrière. Au même moment où il est devenu obligatoire pour un candidat à l’investiture du parti républicain de nier le réchauffement climatique et de vouer aux gémonies le fameux Obamacare qui donne accès à l’assurance-santé à des millions d’Américains qui en étaient privés, voilà que des auteurs s’avisent soudain que de tempêter sur leur blog contre les pervers homosexuels ou de déclarer que les noirs sont génétiquement inférieurs aux blancs, suscite des réactions indignées. Il ne leur en faut pas plus pour crier à la censure et y voir une conspiration de sales gauchistes qui a pris le contrôle des institutions de la SF.
Pour ma part, je considère Ancillary Justice comme un très bon roman, éminemment lisible, qui me confronte avec des concepts nouveaux et me force à réfléchir. N’est-ce pas ce que la SF est justement censée faire ?
Yves MEYNARD