Robert Sheckley, Le Temps des retrouvailles (SF)
Robert Sheckley
Le Temps des retrouvailles
Rennes, Argyll (Hors collection), 2022, 416 p.
Trad. de l’anglais par Marcel Battin, Michel Deutsch, Jean-Pierre Pugi, Arlette Rosenblum et Lionel Évrard
Le nom de Robert Sheckley (1928-2005) risque de vous être inconnu. Les rayons des librairies francophones offrent rarement (voire jamais) ses œuvres, et je n’en aurais jamais entendu parler si Élisabeth Vonarburg n’y avait fait allusion dans un atelier d’écriture, alors qu’elle voulait donner un exemple de science-fiction humoristique autre que celle de Fredric Brown (Martiens, go home !). Pourtant, nombre d’idées issues des œuvres de Sheckley ont percolé au cinéma dès les années 1960, notamment avec La Dixième Victime (1965, avec Marcello Mastroianni et Ursula Andress), Le Prix du danger (1983, avec Michel Picolli) et Freejack (1992, avec Mick Jager, Emilio Estevez et Anthony Hopkins) – sans oublier quelques échos dans La Purge. Des films plutôt sérieux pour un auteur comique. Cependant, comme l’explique John Clute dans son Encyclopédie illustrée de la science-fiction, l’humour privilégié par Sheckley n’a rien d’amusant. En effet, ce dernier a débuté dans les années 1950, époque où la science-fiction américaine se limitait à présenter naïvement le futur comme une version positive et technologiquement magnifiée du mode de vie américain. Au moyen de l’humour, Sheckley n’a pas hésité à secouer cette vision idéale de la société pour en souligner les travers. Il en a résulté une œuvre tantôt drôle, certes, mais aussi grinçante et ironique, où personne n’est épargné. En cette année 2022, où la droite et la gauche versent dans l’extrémisme au point de se confondre, et où des curés autoproclamés s’intéressent plus à la vertu des autres qu’à la leur, l’humour de Sheckley reste terriblement d’actualité. L’initiative des Éditions Argyll de nous redonner accès aux œuvres de cet auteur via le recueil Le Temps des retrouvailles tombe à point nommé.
Rappel habituel : commenter les recueils de nouvelles est toujours un exercice ingrat. Il faut les envisager non pas comme un tout à apprécier dans son entièreté, mais comme un ensemble de fenêtres sur l’œuvre d’un auteur ou sur un thème. À ce titre, Le Temps des retrouvailles nous permet d’apprécier comment Sheckley pouvait aussi bien réussir dans le récit humoristique grinçant, le récit humoristique tout court et le récit sans arrière-pensées, destiné à susciter un pur sense of wonder. Du côté grinçant, j’ai retenu notamment « Le prix du danger » (publiée en 1958), qui anticipe la téléréalité contemporaine en présentant un jeu télévisé où un jeune homme doit échapper à une bande de malfrats, le public pouvant intervenir pour favoriser l’une ou l’autre des parties (outre l’adaptation de 1983 mentionnée plus haut, on pensera à Hunger games et Running man). « Race de guerriers » et « La Suprême Récompense » nous montrent des terriens aux prises avec des extraterrestres aux mœurs rendues déconcertantes par leur relation à la mort et au sacrifice – une manière de souligner le relativisme moral des sociétés humaines, et les incompatibilités qui peuvent en résulter. La palme du cynisme revient toutefois à « Un billet pour Tranaï » : un militant idéaliste débordant de vertu découvre sur une planète lointaine l’utopie qu’il a voulu instaurer sur Terre. Mais cette utopie repose sur des règles cachées déconcertantes, contraires à ses idéaux… Déçu et pourchassé, il revient sur Terre, plus réactionnaire que jamais ! Pour parodier une certaine boutade biblique, « Un billet pour Tranaï » est une fable cruelle qui rappelle aux objecteurs de conscience, si prompts à sermonner les autres, qu’ils risquent toujours de recevoir une poutre dans l’œil !
Pour les récits comiques et moins grinçants (quoique…), « Les morts de Ben Baxter » nous propose une variation originale sur la manipulation du temps, où un groupe de savants essaient de greffer des trames temporelles alternatives à leur propre continuum pour corriger leur futur… mais rien ne marche comme prévu ! Je retiens aussi « N’y touchez pas », où un équipage terrien veut s’échapper d’une planète en dérobant le vaisseau d’un extraterrestre sympathique et inoffensif… pour constater que le véhicule, adapté pour son hôte non humain, n’est rien d’autre qu’une redoutable machine à tuer !
Mon principal coup de cœur illustre la dernière catégorie, celle du pur sense of wonder : « Les Spécialisés » nous narre l’aventure d’un vaisseau constitué de plusieurs extraterrestres agglomérés ensemble, chacun remplissant une fonction précise. Entièrement racontée du point de vue des extraterrestres, cette nouvelle n’a pour but que de nous émerveiller face à l’étrangeté – et de nous montrer qu’un Américain (ou n’importe quel humain) peut trouver sa plénitude ailleurs, parmi d’autres espèces (remplacez espèces par ethnies ou cultures, et vous verrez comment cette nouvelle a un côté hérétique pour l’époque – et même aujourd’hui, malheureusement).
Le Temps des retrouvailles est un recueil que je recommande sans réserve, mon seul bémol concernant la postface qui, au lieu d’offrir un dossier sur Sheckley, ses thèmes et son œuvre, nous propose une autre analyse littéraire qui prête des intentions aux auteurs et auteures (je dois confesser, en tant qu’auteur, être agacé par cette approche psychanalytique de la littérature, mais si vous êtes amateur du genre, vous serez comblés). Je recommande ce recueil, donc, au lectorat de science-fiction curieux de découvrir un nouvel auteur, et même au lectorat généraliste désemparé par l’absurdité du monde actuel. Sheckley est le genre de diablotin qui critique et secoue les extrêmes, n’épargnant personne. En cette époque où un certain courant de pensée veut policer la science-fiction et la restreindre à un message convenu, politiquement correct, cela fait du bien !
Philippe-Aubert CÔTÉ