Waubgeshig Rice, Neige des lunes brisées (SF)
Waubgeshig Rice
Neige des lunes brisées
Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, 304 p.
Trad. de l’anglais par Yara El Ghadban
Evan Whitesky vit dans une réserve isolée mais, comme tous les parents, il espère une vie meilleure pour ses enfants. Il y travaille activement, tout comme à la revitalisation de sa culture anishinaabe. Depuis quelques années, ils ont enfin l’électricité, le réseau cellulaire et même l’internet ! L’avenir s’annonce beau pour sa communauté. Un jour qu’il rentre de la chasse, l’internet ne fonctionne pas. Quelques jours plus tard, c’est l’électricité qui fait défaut. Aucune nouvelle du Sud, alors que l’hiver, lui, approche. Après quelques jours d’angoisse, quelques adolescents qui étudient dans une ville au sud retrouvent le chemin de la réserve. Et disent que partout, dans le monde des blancs, règne le même chaos.
Habituellement, dans un post-apo, tout tourne autour de la raison de l’effondrement. Ici, il n’en est rien. Justement parce que les protagonistes de l’histoire ne le savent pas. Ils vivent dans une région isolée, certes reliée au reste du monde, mais tout de même très à l’écart. C’est cet isolement qui fera leur grande chance, parce que lorsque tout s’effondre, ils sont peu nombreux et habitués de faire face aux défis en tant que communauté. La culture et la tradition anishinaabe, le sens de vivre de la terre où ils habitent, toutes les habiletés transmises de génération en génération, tout prend un nouveau sens face à l’épreuve.
C’est l’arrivée de blancs provenant du sud qui bouleverse le plus la communauté, dont un survivaliste qui distille sa vision menaçante du monde à ceux qui tombent sous sa coupe. Bien plus que le manque, l’isolement et la peur, c’est le venin du repli sur soi qui est présenté ici comme l’ennemi. Car la culture des anishinaabe est présentée comme une culture de solidarité, par opposition au chacun pour soi des blancs. D’ailleurs, l’importance des rêves traverse tout le roman et donne souvent des clés de lecture intéressante, entre autres celui où le wendigo apparaît sous les traits d’un des protagonistes. Les personnages sont guidés par leurs rêves. Ceux-ci font littéralement partie de la trame du roman.
Même s’il y a peu d’action comme telle, la plume de l’auteur rend à merveille l’anxiété qui finit par remplir chacune des pensées des habitants de cette communauté isolée. Quand on lâche le livre, même après avoir lu quelques pages, on a de la difficulté à se débarrasser de ce malaise persistant. Une par une, toutes les composantes de la vie moderne auxquelles ils sont habitués disparaissent et à chaque fois, quelque chose qu’ils pensaient acquis se perd. L’avenir disparaît, ne reste que le moment présent et l’angoisse. Les personnalités profondes de tout le monde se révèlent : certains cèdent à la peur, d’autres se suicident, d’autres, comme Evan, se tournent de plus en plus vers les traditions pour survivre.
L’écriture est inconstante, malheureusement, et c’est le grand défaut du livre. Si certaines scènes se révèlent puissantes en termes de sens, même en peu de mots, d’autres tombent complètement à plat. La moyenne est juste, mais ces petits écarts donnent une impression de crissements d’ongles sur un tableau. De plus, la manie de l’auteur de commencer certaines scènes en plein milieu de l’action brise la sensation d’écoulement du temps, parce que l’on peut être aussi bien une journée ou quelques semaines plus tard.
Un roman au rythme lent, anxiogène, mais qui pose une question importante : si au moment de l’apocalypse, justement, on ne savait rien de ce qui l’a causé, comment réagirait-on ? Et pour une communauté qui, comme le dit avec justesse une aînée, a connu deux fois l’apocalypse (chassée de ses terres et privée de ses enfants), comment ce brutal retour aux sources la transforme-t-il ? L’auteur apporte des réponses, certes, mais laisse aussi des pans ouverts. C’est là toute l’intelligence de ce roman.
Mariane CAYER