Christian Chavassieux, Les Nefs de Pangée (Fy)
Christian Chavassieux
Les Nefs de Pangée
Saint-Laurent-d’Oingt, Mnémos, 2015, 400 p.
Le peuple de Ghiom vit sur l’immense continent de Pangée, au milieu de l’océan Unique. La tradition veut qu’à la fin de chaque cycle d’une vingtaine d’années, les nations s’unissent malgré leurs éventuels différends pour la chasse à l’Odalim, un monstre marin gigantesque : sa mort garantit le retour à la paix et à la prospérité. Après l’échec accablant de la neuvième chasse, le fils aîné d’une des plus grandes familles de la capitale, Plairil, lance l’idée d’une dixième chasse avec des vaisseaux de vraiment toutes les nations, encore plus nombreux, encore plus énormes, encore mieux armés. Vingt ans plus tard, on a trouvé par divination le capitaine de la Chasse, le jeune Bhaca, qui s’embarque avec sa conteuse, Hammassi, chargée d’enregistrer l’histoire de la dixième chasse pour la postérité. Mais les temps vacillent, et Plairil, secrètement animé par une prophétie mystérieuse, a l’intention de les faire changer à son avantage, en unissant toute la planète sous sa férule. Son frère, Logal, d’abord écarté par leur mère à la recherche du futur capitaine, est maintenant en fuite sur les routes du continent pour échapper à la tyrannie de son frère, enfin révélée sous le couvert d’une nouvelle religion dont Plairil est le dieu sur terre. Mais l’Unique contient plus de terreurs et de mystères que la seule race des Odalim. Il y a le peuple honni des Flottants, qui vivent sur des îles artificielles et qu’on massacre chaque fois qu’on les rencontre – en fait, on veut les éradiquer totalement et c’est un des buts de Plairil. Y parviendra-t-il ? Quelle sera l’issue de la dixième chasse ? Et le mystère de la prophétie qui a poussé Plairil à devenir un tyran sera-t-il élucidé ?
La lecture de quatre cents pages de texte serré nous l’apprendra, avec en cours de route des méditations sur l’origine et la chute des civilisations, sur le temps long, seule échelle véritable du cosmos, sur les rapports funestes du pouvoir et de la religion, sur la force et le mensonge des mythes. Sans compter de l’Aventure, de l’Action, du récit de voyage et d’exploration, et un glossaire qui est un petit précis d’exo-anthropologie, biologie, littérature et Histoire ghiom. L’assiette est bien pleine. Mais justement, peut-être parce que j’ai lu ce roman sur écran de liseuse, il m’a souvent paru long, très long, trop long. Certes, le registre choisi est clairement celui, nécessaire et justifié, de l’épopée, avec le haut style bellement travaillé à la française. Je me disais, en lisant, que l’auteur ne s’était jamais remis d’avoir lu Les Travailleurs de la Mer, de Hugo, et surtout Salambô de Flaubert. De fait, la postface leur rend explicitement hommage. Ce ne sont pas les seuls, Moby Dick d’Herman Melville (également cité) vient immédiatement à l’esprit, sans parler d’Homère ! La chasse à l’Odalim, très longuement réitérée – on le cherche sans le trouver, on le cherche et on le trouve, on l’attaque et on le perd, on le retrouve et on l’attaque encore, vaincu on se sauve, il reparaît et attaque, etc. – y est pour quelque chose, comme dans mon impression de longueur. Heureusement, une relative alternance des chapitres-points de vue (Logal, Hammassi, Plairil, Bhaca, et quelques autres) ainsi que des dialogues bien placés viennent redonner du ressort au rythme général. Et de toute manière, pour qui n’a pas lu les ouvrages auxquels le texte rend hommage, les références absentes ne retirent rien – simplement, on admirera innocemment et à juste titre le style bien relevé de l’auteur et le caractère épico-mythique de la Chasse. C’est de la fantasy surdimensionnée, et ça en met plein la vue, en grand écran et cinémascope, dirais-je pour respecter le caractère un peu rétro du style. Tout est immense, gigantesque, surhumain, quasiment essoufflant dans les (longues) descriptions de la capitale, de ses murailles, des vaisseaux, de l’Odalim, et plus tard, dans celles des batailles sanglantes que vont se livrer les Ghiom et leurs ennemis.
Je dois pourtant dire que le retournement de l’intrigue, environ à la moitié du récit, m’a moins coupé le souffle qu’il ne l’aurait dû : je l’attendais du moment où j’avais vu le nom « Pangée ». Effet de lectrice, cependant : je connais ce nom donné au supercontinent créé en d’autres ères géologiques par l’agglomération des diverses plaques continentales. (Une fois le livre terminé, on peut d’ailleurs s’interroger sur la vraisemblance de l’usage de ce terme grec à l’époque où se situe l’action, mais passons. Ça fait un beau titre.) Il n’en demeure pas moins que, après le semis d’indices éparpillés dans le texte, la soudaine (re)mise en perspective aussi bien temporelle qu’historique et mythique est vraiment, épiquement, impressionnante. Et il faut aussi apprécier la richesse de la création de monde, en arrière (par exemple les modes de reproduction des Ghiom) ; j’aurais quant à moi volontiers cédé à ces fascinants détails une bonne partie de l’espace accordé à la Chasse et aux batailles. Mais rien n’empêche de rêver sur le Glossaire, à la fin…
Élisabeth VONARBURG