Christine Renard, L’Enfance des dieux (SF)
Christine Renard
L’Enfance des dieux
Éditions GandahaR (Patrimoine de l’Imaginaire, 5), 2020, 231 p.
Anne est une jeune fille plutôt sage, très douée, mais dont le groupe d’amis, tous des gars, est des plus intéressants. Elle les trouve si fascinants qu’elle ne peut envisager d’épouser personne d’autre que l’un d’entre eux – ce qu’elle fera, deux fois. Ils semblent pourvus de capacités pour le moins particulières. Elle découvre peu à peu que ce sont tous des mutants, résultats d’une expérience génétique secrète et massive, touchant des milliers de naissances. Mais si elle n’est elle-même qu’une simple humaine, pourquoi la gardent-ils avec eux, pourquoi la protègent-ils ? Que lui cachent-ils de la vie, et de la mort, de son premier mari ? Quels sont leurs projets (au départ plutôt bien intentionnés) pour le reste de l’humanité ? Et ces milliers de mutants masculins n’ont-ils donc pas de contrepartie féminine ?
Ce résumé vous a fait sourire ? « Mais quel âge a l’auteure ? » dites-vous, si vous ne connaissez pas son nom. « Lui a-t-on signalé, et à l’éditeur, que la SF a un peu évolué depuis les années 50 ? » Ma foi, vous auriez vu juste : il s’agit du premier roman de Christine Renard, une des auteures importantes de la SF française, publié en 1960, et rédigé, en gros, pendant les années 50 (il y a eu des réécritures – l’histoire de ce texte est bien compliquée, comme le raconte la préface). Et, comme le nom de la collection l’indique, les éditions GandahaR se consacrent à exhumer et conserver des Ur-textes de la SF française. Est-ce à dire que ce roman n’est lisible que dans une perspective historique ? Non. D’abord, l’écriture en est assez fluide et « moderne » pour ne pas sembler datée, et ensuite, malgré certaines thématiques et surtout certains aspects de son arrière-monde, l’écart temporel le transporte dans une sorte d’univers parallèle où régneraient encore des règles sociales de notre passé. Un passé – les années 60 – qui n’est pas si lointain pour certaines et certains d’entre nous, mais qui semblera bien étrange, presque steampunk, à d’autres, par exemple, le statut des femmes et les objets usuels (téléphone…).
La préface donne bien les outils nécessaires à ce voyage dans le temps, sur le plan de la divergence la plus patente, la lecture féministe. C’est là que la perspective historique permet d’apprécier la modernité et l’originalité, en son temps, de Christine Renard. Certes, Anne est souvent renvoyée par ses compagnons à un rôle de dispensatrice de café, mais il n’en demeure pas moins qu’elle est la protagoniste principale, le centre du roman, et que son insatisfaction profonde devant le fait qu’elle s’est toujours conformée et n’a jamais agi par elle-même est tout à fait typique de la prise de conscience féminine/féministe de l’époque. Par ailleurs, l’origine des mutants est un détournement du rôle traditionnellement porteur des femmes, et la revendication du droit à disposer de son corps, chez les femmes, en particulier le refus de la maternité, était à l’époque assez inouï, au sens propre du terme. Car ce sont des bébés-éprouvette trafiqués, qu’on a fait adopter par des parents plus ou moins au courant (et pas implantés, justement). Et la véritable nature d’Anne est le ressort de l’intrigue. Oui, bien sûr, c’est une mutante, et elle n’est pas la seule, et son pouvoir est très différent de celui des hommes – pas supérieur, différent, et d’une redoutable efficacité, même s’il ne dénoue pas totalement l’intrigue : une domination totale par l’amour et le désir de protection qu’il déclenche chez les mutants masculins, d’abord à l’insu d’eux-mêmes. Ce qui causera une scission fatale chez les mutants, ceux qui veulent se débarrasser des mutantes – à distance sécuritaire –, et les autres : ils s’extermineront plus ou moins entre eux (survivront quelques femmes, et quelques mutants moins rigides).
J’ai surtout été fascinée quant à moi par tout le non-dit, et peut-être le non consciemment su, qui parcourt le texte en filigrane quant aux rapports de l’auteure à la féminité, au féminisme (on était entre deux vagues, à l’époque, rappel : les grandes manifestations pour le droit à l’avortement auront lieu dans les années 70), aux hommes et aux autres femmes. Les mutants-dieux masculins fascinent Anne : ils sont terrifiants dans leur super-intelligence et leurs autres pouvoirs, ils sont devenus durs et sans pitié dans leur projet d’amélioration de l’humanité (avec une guerre d’extermination d’abord secrète, puis ouverte, contre les humains obsolètes) mais en même temps, avec eux, c’est la promesse du progrès, de la paix et de l’abondance pour une humanité qui se dépasserait elle-même (« on irait dans les étoiles »). Elle les envie tout le temps qu’elle ignore leur nature réelle, elle les admire quand elle l’apprend – mais elle les juge, aussi, même si elle leur revient toujours et qu’elle les regrette après leur quasi-disparition, à jamais blessée, à jamais incomplète. Elle voudrait être eux [mutant = homme] tout en le refusant… elle est autrement… Ces balancements sont caractéristiques de la position ambivalente des femmes dans la patriarchie (et encore maintenant pour beaucoup, ne nous faisons pas trop d’illusions). L’excuse d’Anne, si l’on peut dire, c’est qu’elle est elle-même une mutante, et que cette mutation – cet appel aux étoiles, à une humanité meilleure, ailleurs – est de quelque manière conçue comme transcendant le sexe et le genre. Une aspiration touchante, dont la SF des décennies suivantes est beaucoup revenue, mais dont on peut encore ressentir l’attrait en lisant ce roman venu d’un autre univers.
Élisabeth VONARBURG