Nicholas SERRUYS — L’amplification de voix hurlantes québécoises en France : le cas du groupe de musique métal Beyond Creation
En perpétuelle évolution depuis une cinquantaine d’années et issu progressivement des quatre coins de la Terre, le métal ose transgresser les limites de la musique populaire sur les plans sonore et conceptuel. La langue dominante des chansons étant globalement l’anglais, très peu de groupes de métal dont les membres sont francophones finissent par s’exprimer en français. Cependant, quelques exceptions à cette règle de la langue d’usage permettront de démontrer en quoi le métal francophone, comme celui d’autres cultures non-anglophones, réussit tant bien que mal à se faire entendre (du moins en partie) dans sa langue maternelle en occupant modestement une place relativement importante dans ce domaine.
Dans la présente étude, nous analyserons les paroles en français de quatre œuvres du groupe québécois de death métal progressif et technique, Beyond Creation (actif depuis 2010), qui a donné une douzaine de spectacles en France entre 2016 et 2020, y compris la participation à des festivals de musique, dont le célèbre Hellfest à Clisson en 2017, et dont le label de musique indépendant (Season of Mist) est français. Nous étudierons ce phénomène d’amplification de voix hurlantes francophones sous l’optique du genre musical du métal, bien évidemment, mais aussi des genres littéraires de la fantasy et du fantastique dans lesquels on puise souvent l’inspiration pour les thèmes explorés.
L’imaginaire merveilleux au sens large permet non seulement d’éveiller un sentiment d’enchantement, mais aussi d’aborder des formes d’étrangeté qui s’écartent de – voire, qui résistent à – une certaine norme esthétique associée à ce qu’on appelle les beaux-arts, faisant en revanche éprouver à son auditoire de la langueur, créant un effet d’abattement plutôt que d’émerveillement. Vers le début du vingtième siècle, le surréalisme et l’expressionnisme, ainsi que le grotesque et le macabre du gothique qui les a précédés, constituent des exemples frappants de cette déstabilisation pourtant séduisante.
Il s’agit en l’occurrence de jeter un éclairage nouveau sur les zones sombres éventuelles de l’univers ambiant comme de la psyché, de la réalité et de la perception qu’on en a, en fonction des expériences, des méditations, des représentations et d’autres modes d’expression du pensé et du vécu, dont la musique métal. Ainsi, de surcroît, il sera question de l’esthétique de la laideur – qui, comme le fantastique, remonte au moins au siècle des Lumières –, car il s’agit d’une manifestation provocatrice, qui lance un défi aux attentes de la création et de la pratique artistiques traditionnelles en embrassant les excès dans la conceptualisation et la performance. Dans le cadre du métal, cette « laideur » se présente tantôt de façon rudimentaire, selon la mise en œuvre de vacarmes brutaux, tantôt de manière manifestement complexe, selon une maîtrise compétente des instruments, mais où de toutes les façons on privilégie par exemple l’obscurité à l’éclat, le hurlement et les cris au chant, la dissonance à l’harmonie, le zèle et l’effusion à la douceur et à la mélodie, la batterie démesurée à une allure accélérée aux rythmes nonchalants, bref l’outrance à l’équilibre ou à la modération, mais dans l’ensemble présenté de manière accomplie.
La fantasy
Abordons d’abord les récits de l’imaginaire en général et de la fantasy (merveilleux plutôt contemporain) en particulier, en commençant par un sommaire adéquat de la part d’Anne Besson, présenté dans le cadre d’un MOOC (Massive Open Online Course), forme de discours destinée à des apprenants de niveaux diversifiés :
Une des grandes forces des récits [d’autres] mondes […], c’est qu’ils se construisent bien souvent, que ce soit en littérature, dans les films ou dans les jeux, jeux de rôle et jeux vidéo [sinon dans la musique narrative], sur le modèle de la quête – un groupe de héros progresse vers son objectif, traversant des contrées inconnues, merveilleuses ou dangereuses, affrontant maintes épreuves, surmontant les obstacles, évoluant, progressant, pour trouver enfin, au bout, ce qui devait l’être : soi-même et le destin ; l’accomplissement de la prophétie ; la clé de la survie du monde ou la récompense ultime.
(BESSON 2015)
On peut retracer le genre aux origines de la littérature, ce qui témoigne de la postérité de son essence. Ainsi, pour y remonter, Jean Pettigrew (cofondateur des éditions Alire [Québec]) dit :
‘Au commencement était le Verbe, […] et dès qu’il y a eu Verbe, il y a eu de la fantasy. La première œuvre connue de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, écrite il y a 4500 ans dans l’ancien Sumer, on peut dire que ça en est avant la lettre.‘ De même pour L’Odyssée d’Homère. Héros charismatique (Ulysse), peuples fabuleux (les Lotophages), créatures fantastiques : les ingrédients sont là.
(DUCHATEL 2008, 22)
Il s’agit d’un phénomène qui se manifeste à travers le temps et l’espace. Besson, citant l’auteur Robert Silverberg, avance pareillement que le genre remonte à la nuit des temps :
‘la fantasy est la plus ancienne des littératures de l’imaginaire ; on pourrait même affirmer qu’elle est aussi vieille que l’imagination de l’homme elle-même‘. […] Bien entendu, cette fantasy [‘ces stupéfiants récits de dieux et de démons, de talismans et de sortilèges, de dragons et de loups-garous, de territoires merveilleux par-delà l’horizon‘] conçue pour se confondre avec la spiritualité humaine, avec toute transcendance artistique et religieuse, se doit d’être ‘universelle‘, ‘au fil des temps et depuis des milliers voire des centaines de milliers d’années‘.
(BESSON 2009, 25)
Du point de vue idéologique, il arrive que l’on reproche à la fantasy d’épouser une vision trop dichotomique des enjeux d’un conflit donné (comme nous le verrons plus loin en considérant l’esthétique du beau et du laid). Il y aurait ainsi un problème de mentalité ancrée dans une tradition rigide. Besson fournit cependant des contre-arguments persuasifs à ce propos :
C’est un fait incontournable : la fantasy valorise le passé, le retour en arrière, ne serait-ce qu’en plaçant l’évasion qu’elle propose dans les temps reculés, ou en préservant jusqu’à nous des caractéristiques ‘primitives‘ des civilisations et des croyances (pensée magique, panthéisme). Mais ce faisant, le genre ne peut être tout à fait ‘conservateur‘ – il déplace en effet les enjeux, il crée un monde autre ; en revanche, on peut à proprement parler le qualifier de ‘réactionnaire‘, si l’on garde à l’esprit que l’adjectif péjoratif est dérivé d’un substantif, la ‘réaction‘, en revanche susceptible d’être compris positivement : […] synonyme de ‘résistance‘ […] (172).
L’exemple du message “écologiste“, dont la fantasy est presque constitutionnellement porteuse, permet d’illustrer […] avec systématisme des civilisations pré-technologiques pour lesquelles l’harmonie avec la nature, et donc la préservation de paysages originels, constituent des valeurs partagées (172-173).
Toutefois,
[l]’accusation de manichéisme fait partie […] de l’arsenal de clichés déployés au sujet du genre […], [constituant une espèce de] retour à un dualisme originel parfait de l’Esprit et de la Matière, du Bien et du Mal, de la Lumière et des ténèbres […] (173).
Cependant, « [l]orsqu’un certain dualisme s’affiche, il n’est jamais dénué de zones grises, d’ombres et de nuances » (174). En effet, plus on en lit, plus « [o]n est […] amené à constater la variété réelle du genre, au-delà de la première impression qui tendrait au contraire à déplorer une uniformité redondante » (177). « Deux tendances fortes se dégagent plus généralement quant aux stratégies antimanichéennes que mettent en place nos textes : l’éloge de l’équilibre et la réhabilitation des ‘méchants‘ » (174). Besson souligne entre autres le désir de « coexister contre toute volonté hégémonique » (175) et de la « réflexion sur les limites de la monstruosité » (175).
Il arrive donc qu’on exploite les mêmes motifs dans le métal que certaines récurrences soulignées par Anne Besson : héros démesurés, combats disproportionnés, apologie de la violence, sacrifice, noblesse de la quête, triomphe de la justice, et ainsi de suite, le tout embelli de la notion du sacré et ayant la magie comme moteur (voir 81-82).
Encore une fois, certains récits brefs ou micro-narratifs se trouvent ainsi explorés dans le métal. Le versant noir du merveilleux contemporain qu’on appelle la fantasy nous mène à la poétique du fantastique, qui se définit lui aussi par un certain nombre de contraintes mais qui se prête également aux motifs pertinents qui sont exploités plus généralement dans les genres de l’imaginaire comme la fantasy et les genres de musique comme le métal, dont le carnavalesque, le grotesque et le macabre.
Alors que certaines traditions méritent qu’on émette des réserves quant à la qualité de certaines de leurs œuvres – et, par extension, du moyen d’expression donné – du point de vue littéraire, musical ou autre, il y a dans tout art des échantillons lamentablement faibles à opposer aux plus forts, mais on n’a rien à gagner à juger d’une forme ou d’un genre légitimé selon ses pires exemples.
Quant à l’exploitation de la laideur esthétique, il ne s’agit donc pas d’incorrection technique dans la pratique artistique (tel que le veut Rosenkranz), mais plutôt d’une exploration consciente (consciencieuse on l’espère) du sujet. Nous y reviendrons.
Le fantastique
Le merveilleux s’occupe des mondes surnaturels, mais seulement dans la mesure où la surnature est la norme, voire « la substance même de l’univers, sa loi, son climat » (Caillois 8). Le fantastique, bien au contraire, établit d’abord une réalité plus ou moins tangible et la bouleverse par la suite en l’envahissant d’une étrangeté éblouissante : « avec le fantastique apparaît un désarroi nouveau, une panique inconnue » (8). L’ordre établi dans le merveilleux, en dépit de son décalage surnaturel par rapport à l’ordre du monde du lectorat, demeure stable pour les personnages, tandis que dans le fantastique on souffre d’« une rupture de la cohérence universelle » (9) : « Le fantastique suppose la solidité du monde réel, mais pour mieux la ravager » (10).
L’effet fantastique provoque donc le doute chez le personnage par rapport à son évaluation de la réalité. Confronté à un phénomène censément irrationnel, voire impossible, le personnage cherche une explication logique – toujours éphémère – pour apaiser sa crainte et son incertitude.
Le thème de l’incertitude est ainsi crucial à la poétique du fantastique. Le personnage doit concilier sa connaissance de la réalité avec un phénomène bouleversant qui vient la contredire. Il s’agit d’une énigme apparemment insoluble qui le laisse perplexe. C’est à partir d’un des éléments les plus fondamentaux au genre, le phénomène de l’étrange, que Tzvetan Todorov formule son célèbre concept du fantastique : ce qu’il nomme une hésitation épistémologique entre le naturel et le surnaturel (29). On est, dans l’ensemble, à mi-chemin entre le merveilleux (un monde magique qu’on ne saurait cerner selon la logique de notre monde) et l’étrange (phénomènes extraordinaires qu’on veut expliquer rationnellement à la longue).
Selon Louis Vax, l’avènement du genre fantastique s’explique par les perturbations épistémologiques du siècle des Lumières : « La littérature fantastique… c’est ce que l’homme a su faire de ses superstitions quand, cessant de les prendre au sérieux, il a vu en elles matières à création artistique » (12). Afin d’élucider ce qu’il entend par la séduction de l’étrange (titre de son essai théorique), Vax discute de la fascination de l’inconnu qui mène à une attraction paradoxale, voire une expérience qui inspire à la fois le plaisir et l’épouvante, menace dont on veut à la fois s’écarter et se rapprocher, par un sentiment curieux de désir et de repoussement simultanés (13). Nous y reviendrons en abordant l’esthétique de la laideur, mais il convient de rappeler que cela s’applique à la musique métal, quand le bruit choque mais plaît à l’oreille de l’auditoire doué de certaines sensibilités.
C’est par les personnages qui demeurent égarés entre la possibilité de saisir le réel et l’impossibilité de comprendre l’irréel que le fantastique se maintient. Il faut que toute tentative d’expliquer l’événement présenté par le récit fantastique se heurte à l’incrédulité : le phénomène est non raisonnable et donc irrationnel. Le problème ne saurait se résoudre.
Parmi les significations que l’on peut attribuer à ce manque de résolution, on trouve justement un commentaire critique sur la certitude que prônent les idéologies politiques ou religieuses, entre autres. À la différence de ces prétentions d’omniscience incontestable, le discours fantastique insiste sur le fait que la réalité, du moins telle qu’on peut l’appréhender et la comprendre, est infiniment plus complexe, voire insaisissable dans son intégralité.
Il n’est donc pas question d’opposer le fantastique au réel, mais de le poser comme moyen d’interroger les notions mêmes de la réalité, c’est-à-dire la façon dont on distingue le vrai du faux :
L’étrange n’existe que par le rappel et la confirmation de ce qui est communément admis ; le fantastique, par le rappel et la perversion des opinions reçues relatives au réel et à l’anormal.
(BESSIÈRE 1974, 14)
Le fantastique exprime ainsi une réaction au sens de résistance, comme on l’a vu chez Besson par rapport à la fantasy.
En fin de compte, Nathalie Prince explique que le fantastique est « poétiquement une littérature des limites » qui « se fonde sur une esthétique de la négation » (61) : en ordre alphabétique, quelque chose d’« impensable » (Bozzetto), d’« inadmissible » (Caillois ; Vax), d’« incertain » (Bessière), d’« inconcevable » (Vax), d’« indécidable » (Jackson), d’« indétermin[é] » (Bouvet), d’« inexplicable » (Vax), d’« insupportable » (Prince), d’« irréel » (Brooke-Rose). Il surgirait dans le réel, suscitant l’« hésitation » (Todorov) par rapport à la crédulité du phénomène, créant à la fois fascination et révolte, cherchant à « nous faire croire à l’incroyable, […] nous séduire à partir du plus horrifiant » (PRINCE 2015, 61). Bref, l’inconnu choque et persiste, suscitant un sentiment prolongé de malaise de par sa manifestation insolite.
Mais parfois il s’agit de suggérer, d’y faire allusion, plutôt que de montrer en toutes lettres par la description ou l’exposition ce qui pourrait susciter le trouble caractéristique du fantastique.
En effet, pour parler en termes du spectaculaire, c’est-à-dire des images que l’on évoque et l’effet que ces images provoquent, Denis Mellier met en relief dans le cadre de la littérature et du cinéma d’épouvante la tension entre voir et ne pas voir. Il s’agit d’une tension entre la révélation et la dissimulation ; entre montrer et cacher ; entre « terreur de la présence » (MELLIER 1999, 15) et terreur de l’absence. Telle est la tension classique que l’on exploite dans le genre. Cependant, selon Mellier, si l’on privilégie en principe l’insinuation par rapport à la présence d’un phénomène anormal ou angoissant, au fur et à mesure que se développe le spectaculaire, c’est-à-dire l’accent sur l’image, le fantastique tend de plus en plus vers l’exploitation et l’explicitation, voire « l’excès », du visuel. Cette tendance semble diriger le fantastique dans le sens inverse de son appréciation critique habituelle. Selon Jean Marigny : « Le fantastique est, avant tout, le domaine du suggéré, du non-dit et de l’incertitude, ce qui laisse toute latitude d’interprétation du texte au lecteur » (cité dans MELLIER, 1999, 15). Le maintien de la subtilité de l’expression fantastique se manifesterait ainsi « en défendant une esthétique de la litote contre celle de l’hyperbole » (MELLIER 1999, 15).
En dépit de ce désir de conserver une certaine subtilité au sein du genre pour entretenir le suspense et ainsi l’incertitude, le phénomène gore prend toutefois la relève, tel qu’on en témoigne dans les films de tueurs en série, de torture, etc. Il existe aussi des sous-genres de death métal, dont le gore grind, qui exploitent cette imagerie viscérale.
Si nous sommes paradoxalement attirés par ce qui nous effraye, c’est qu’il s’agit du retour du refoulé freudien : la manifestation consciente de ce qui aurait été refoulé par honte ou par crainte, que nous insistons ne pas vouloir voir ou expérimenter mais que nous voulons en effet approfondir dans un cadre imaginaire.
L’esthétique de la laideur
Revenons plus précisément à l’esthétique de la laideur avant de plonger dans le genre métal et l’œuvre du groupe Beyond Creation. La laideur a fait couler beaucoup d’encre en philosophie, inspirée des concepts de l’antiquité, car qui aborde le beau finit inéluctablement par révéler ou laisser entendre ce qui ne l’est pas, implicitement ou explicitement, à l’avis de la personne qui en juge. Non pas que le métal soit laid en soi, mais l’auditoire non prévenu aura souvent à passer par une phase d’adaptation sensorielle avant d’y entendre du beau (ou du moins ce qui plaît), compte tenu des caractéristiques de cette musique qui sont traditionnellement associées au laid. Parmi les penseurs qui ont abordé le laid, il y a Karl Rosenkranz (1805-1879), auteur d’un livre intitulé justement L’Esthétique du laid, paru en 1853, qui est suivi notamment, entre autres, de Friedrich Nietzshe (1844-1900), de Theodor Adorno (1903-1969) et d’Umberto Eco (1932-2016), dont les idées remontent non seulement au professeur de Rosenkranz, à Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), mais aussi jusqu’à Aristote (384-322 av. J.-C.), pour ne nommer que certains des plus influents.
Florence Bancaud explore nombre des enjeux de la laideur du point de vue esthétique dans son article : « C’est à l’époque des Lumières que le laid devient un objet de préoccupation esthétique au moment même où l’esthétique est instituée comme discipline philosophique et définie comme ‘science de la connaissance sensible‘ dans l’Aesthetica de Baumgarten parue en 1750 » (900). À partir de ce moment-là, « le beau cesse d’être pensé comme reflet du vrai ; il se définit en termes de goût, donc en référence au sentiment de plaisir du sujet » (BANCAUD 2009, 900).
[D]ans ses premières conférences sur l’esthétique données à Berlin de 1820 à 1829, Hegel annonce l’Esthétique du laid de Rosenkranz en proposant une esthétique de la laideur inédite et en accordant la même importance au beau, au caractéristique, à l’intéressant et au laid. Il affirme que dans le monde moderne, l’Idée ne se manifeste plus sous la seule forme du Beau, mais embrasse aussi d’autres représentations qui relèvent de la sphère de ce qui n’est plus beau […] et de la ‘prose du monde.’ (901)
À la question du beau comme spectre englobant toutes les variantes de ce qui plaît et/ou déplaît esthétiquement, on pourrait réfléchir ici parallèlement à l’utopie comme concept global qui intègre les deux pôles de l’idéalisation sociopolitique : de l’eutopie (orientée favorablement envers le peuple) à la dystopie (orientée défavorablement) (voir Sargent 1994, et Moylan 2000).
Pour revenir au laid qui s’inscrit dans le beau, « [c]e phénomène commence avec l’exploitation pathétique de la laideur dans la représentation des souffrances du Christ, dont la difformité du corps est proportionnelle à la grandeur de l’âme » (BANCAUD 2009, 901). Au-delà du contexte du Christ, on voit bel et bien la pertinence des contrastes (de la beauté et de la laideur) dans l’esthétique, sa forme et le contenu éventuel qu’elle véhicule :
Si la laideur pathétique du Christ à l’agonie cristallise les souffrances du corps et les oppose à l’élévation de l’âme, la laideur repoussante de ses juges et bourreaux symbolise en effet le mal inhérent à l’homme[.] […] Pour Hegel, la laideur en art fait donc sens puisqu’elle est porteuse d’une intention moralisatrice qui vise, par le pathétique et l’appel à la critique, à révéler […] les contradictions inhérentes au monde (901).
Bancaud note justement qu’« éthique et esthétique sont indissolublement liées » (901).
Il faut aussi reconnaître encore une fois que la beauté (qualité en principe positive) et la laideur (qualité en principe négative) renvoient à « des jugements de goût subjectifs » (902). D’où le plaisir suscité éventuellement face à l’abject dans la littérature ou dans d’autres formes de création, de production et de réception artistiques, par exemple. Nous y reviendrons, mais pour démontrer l’adage à chacun son goût, il suffit de remarquer avec Hegel, via Bancaud, « la variabilité des critères de beauté et de laideur selon les nations » (902), dont l’attitude impérialiste, colonialiste et condescendante selon laquelle « l’Européen […] peut voir dans les œuvres d’art des peuples dits primitifs les idoles les plus hideuses qui soient et entendre leur musique comme un épouvantable vacarme » (902).
Historiquement,
[l]e laid a […] valeur de critère déterminant entre les esthétiques romantique et classique. Hegel oppose en effet le rejet de la laideur dans l’art classique à l’intégration de la laideur dans l’art romantique. L’art classique, qui aspire à une parfaite harmonie entre la forme et l’idée ainsi qu’à la représentation d’une totalité vraie, libre et autonome, se doit d’exclure toute représentation du laid comme toute déformation ou aberration. En revanche, la laideur fait partie intégrante de l’art romantique, où elle reflète la disharmonie entre sujet et monde, la prédominance de la subjectivité et de l’intériorité sur l’objectivité de l’Idée, devenue irreprésentable (902-903).
Ce mouvement de désenchantement d’une tradition jugée désuète à une mentalité plutôt moderne et nuancée se répète jusqu’à nos jours en fonction d’un postmodernisme démanteleur et un post-postmodernisme à nouveau enchanteur, mais critique.
Pour surmonter donc une appréciation binaire de la question de la beauté et de la laideur, et mettre en valeur un spectre plurivalent, on conceptualise les enjeux ainsi :
Si le sublime, en tant que négation du beau, mène au laid, le comique, par la négation du laid, ramène au beau. Le laid n’est nullement appréhendé comme une catégorie autonome, mais constitue une catégorie intermédiaire entre le sublime et le comique, qui en désactive la négativité.
(BANCAUD 2009, 904)
Le laid peut ainsi s’avérer significatif dans la critique du statu quo comme Rosenkranz le fait remarquer en parlant du pouvoir de la caricature : « La caricature [est le] suprême mode de désorganisation du beau » (cité dans BANCAUD 2009, 911-912). Selon le point de vue, la caricature peut cependant tenter de légitimer ou d’invalider la mise en œuvre de l’esthétique du laid.
Pour revenir à l’époque de Hegel et à la transition qu’il observe, le philosophe reconnaît
l’existence du laid dans la nature, l’art et l’histoire. Il en justifie même l’utilisation à des fins démonstratives – la mise en évidence du caractéristique et du comique comme mode de réconciliation avec une réalité laide –, éthiques – le dévoilement des forces du mal à l’œuvre [dans le] monde – et rationnelles – le constat du divorce entre l’idée et la réalité dans la modernité. Mais il adopte une position contradictoire : s’il voit dans la laideur un défaut d’harmonie et de réconciliation de l’Idée et de la réalité, il constate aussi que le bel art classique, reflet d’une société et d’un univers harmonieux, est anachronique et ne correspond plus à la prose quotidienne du monde bourgeois, que seule la laideur peut refléter.
(BANCAUD 2009, 904)
Ces thèmes demeurent pertinents dans le cadre du métal, qui aborde entre autres les injustices sociales et économiques, la précarité écologique, la domination d’institutions religieuses et gouvernementales ainsi que la concurrence pour les ressources que l’on surconsomme et les conflits militaires qu’elles créent, y compris les retombées catastrophiques des armes déployées, qui dépassent l’atrocité des morts individuelles survenues au moment de la bataille pour affecter des tentatives de reconstruction qui peuvent durer des générations, pourvu qu’on puisse rétablir suffisamment la zone affectée en fin de compte. Bref, les systèmes humains se caractérisent littéralement et figurativement par des évocations critiques de la laideur :
Rosenkranz affirme que la laideur relève autant du domaine de l’esthétique que le mal relève de l’éthique, la maladie de la biologie, l’injustice de la justice ou le péché de la religion. En désignant le laid par la métaphore de l’enfer, il associe délibérément jugement éthique et esthétique, adoptant ainsi une posture néoplatonicienne tout en témoignant d’un attachement viscéral à la métaphysique du beau (910).
Ce n’est pas sans rappeler les tableaux des souffrances du Christ auxquels il a été fait allusion ci-dessus. Par ailleurs, les images d’enfer et du Christ souffrant sont fort répandues dans la musique métal, de Black Sabbath (à partir de 1970) à Rotting Christ (de 1987 à nos jours), en passant par maints autres noms de groupes et titres de chansons pseudo-, quasi- ou légitimement sataniques, énoncés par esprit de révolte contre les institutions chrétiennes, d’où provient plutôt la laideur – et non la beauté qu’on suppose – selon leur point de vue. Si la beauté est relative, au sens où ses variantes figurent sur un spectre (horizontal) de l’esthétique, plutôt que de proposer une vision homogène – sinon hégémonique – de la chose au sommet d’une échelle hiérarchique (verticale), il en va de même pour toute philosophie et son inscription voulue dans la raison ou l’éthique (notamment en ce qui concerne les jugements de valeur, de morale, de justice). D’où la possibilité de renverser la tradition selon laquelle un certain dieu représenterait le bien suprême et son contraire le mal ultime. Cela n’empêche pas les mentalités de propager un point de vue dichotomique des enjeux, où l’on favorise sa vision comme étant la belle et la bonne au détriment de celle de l’autre, la laide et la mauvaise.
Les concepts de cieux et d’enfers rappellent également des constats de Besson sur leur exploitation dans la fantasy :
La fantasy fait […] une place remarquable aux décors souterrains et aux créatures chthoniennes, dans une perspective qui n’a rien d’univoque, puisque la connotation infernale traditionnellement associée à ces motifs s’accompagne dans le corpus du genre d’autres visions, où l’obscur et le profond se font désirables.
(BESSON 2007, 176)
[L]a fantasy fonctionne […] selon le grand procédé de réification de la métaphore : elle prend les symboles au pied de la lettre et en récupère la puissance tout en les rendant disponibles aux besoins de la narration. C’est particulièrement le cas de nos souterrains, dont les profondeurs reflètent très directement (trop, si l’on veut) celles de la psyché, mais qui surtout mettent en œuvre la capacité de l’imaginaire à y déployer des mondes, familiers dans leur diversité, procurant un double sentiment de troublante proximité et de merveilleuse distance (177).
Tout cela sert à nuancer les enjeux de la réception de l’esthétique.
Pour revenir finalement aux propos de Bancaud sur l’apport de la réflexion de Rosenkranz,
l’ouvrage de Rosenkranz, en consacrant la formule et la réalité d’une ‘esthétique du laid’[,] a considérablement influencé les critiques d’art et les critiques littéraires de son époque. Il reste capital car il a permis une forme d’émancipation symbolique du laid, promu au rang de valeur esthétique indispensable à la compréhension du beau. […] [A]vec le recul historique […] on peut […] juger de l’apport de Rosenkranz en affirmant par exemple que, depuis l’Esthétique du laid, il est devenu bien plus facile de faire éclater le cadre trop étroit de l’esthétique du beau, de rompre avec la censure classique du laid et d’analyser […] toutes les variantes de la laideur, de la satire à la farce, de la caricature au comique et au grotesque.
(BANCAUD 2009, 916-917)
Cela dit, notre étude, alimentée par ces perspectives, cherche non seulement à opposer le laid au beau pour mettre ce dernier en valeur au détriment du premier ; il s’agit d’élever le laid au même rang que le beau, de démonter en quoi son exploitation nourrit une réflexion et une expérience extraordinaire, mais non conforme aux critères habituels de la qualité de l’art.
En dépit de ou grâce à la laideur présentée consciencieusement à plusieurs niveaux, les amateurs novices et avertis du métal en demande toujours encore, à en juger par la consommation matérielle et virtuelle d’objets et d’événements découlant du phénomène, par une industrie dont le chiffre d’affaires s’élève à des milliards de dollars. Tout comme la tragédie (de la plus douce sentimentalité aux scènes les plus crues et viscérales) capte les passions et l’imagination, ce genre de musique interpelle de façon singulière son auditoire, en l’invitant à participer à une certaine catharsis sensorielle, sinon à s’y identifier en quelque sorte en fonction des paroles exprimées qui inspirent souvent un sentiment d’empuissancement. Il s’agit du paradoxe de la séduction inhabituelle par ce qui révolte habituellement, de l’épreuve du familier confronté à l’insolite – ce que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté » – et éventuellement d’un dénouement triomphal grâce au sentiment d’avoir surmonté l’adversité, ne serait-ce que par procuration.
Pour boucler la boucle et démontrer la pertinence de l’esthétique de la laideur dans le cadre des genres littéraires spécialisés dont le merveilleux et la fantasy, ainsi que dans le genre de musique métal, c’est ainsi que Louis Vax parle d’étrangeté dans le fantastique :
Le sentiment de l’étrange est une tentation : face à sa menace, le courage consiste dans la fuite et la lâcheté dans l’affrontement. Être tenté, c’est déjà consentir à la tentation. La susciter, c’est se faire son complice. […] L’étrange est une tentation : en souffrir c’est en jouir. Voilà bien son ambivalence.
(VAX 1965, 13)
La réception de l’esthétique de la laideur telle qu’elle se présente en littérature s’applique donc aussi à la création, à la production et à l’écoute de la musique métal.
Le métal
Si le métal s’inscrit dans le fantastique, ou du moins un certain merveilleux noir, exploitant par excellence l’esthétique du laid, il est non seulement question des thèmes abordés dans les paroles, mais aussi et surtout des choix musicaux qui véhiculent son expression, en contraste avec ce que l’on prend traditionnellement pour beau : instrumentalisation et chants plutôt doux, harmonie, mélodie, et ainsi de suite.
On constate le sentiment général que la gamme majeure ou le mode ionien élève ou exalte en quelque sorte, cherche à provoquer la joie pour le dire simplement, alors que la gamme mineure ou le mode éolien décline en quelque sorte, provoquant plutôt un abaissement du sentiment de joie. Dans le métal (notamment le death métal progressif et technique), on exploite le dernier mode surtout.
Au niveau thématique, la domination, la souffrance et la quête de liberté se représentent au-delà des mots en fonction de sons démesurés qui cherchent à éblouir, à déstabiliser pour attirer l’attention et éventuellement éveiller la conscience. Sinon, ces sonorités envoûtantes servent à appeler à l’action, grâce à la batterie frénétique et violente, accompagnée de la basse grondante, tel le tonnerre, base sur laquelle se construisent les airs de la guitare tantôt pareillement graves, tantôt aigus et la plupart du temps distorsionnés, des voix gutturales et des cris acérés, le tout étant parfois embelli d’autres instruments synthétisés ou bien symphoniques qui apportent d’autres ambiances et provoquent autant d’effets passionnels.
Culturellement, nous avons affaire à un métal-monde, pour ainsi dire, où l’anglais se veut la lingua franca du genre et des sous-genres, qu’ils soient esthétiquement purs ou hybrides (allant du folk à l’extrême, en passant par le glam, le speed, le thrash, le doom, le stoner, le death, le black, le symphonic, le prog, le tech, entre autres, sans parler des courants mixtes).
La question de la langue dans le monde du métal
Michaël Spanu explique ainsi la normalisation de la langue anglaise en métal :
[…] [D]u point de vue de la composition, le processus de musicalisation de la langue [en milieu francophone] fonctionne sur le principe d’un mimétisme que l’on pourrait qualifier d’hégémonique, c’est-à-dire qu’il tend à imiter le modèle des musiques chantées (et surtout criées) en anglais, tout en exprimant, de manière plus ou moins évidente, sa spécificité locale. Ce modèle correspond, sur le plan symbolique, à l’expression d’une certaine violence, d’une colère, d’un désenchantement, mais aussi, parfois, d’une forme de spiritualité plus ou moins ésotérique, voire d’une idéologie politique ou une culture régionale. Parallèlement à cela, […] certains facteurs économiques (stratégies marketing des labels, autoproduction, etc.) et artistiques (compétence poétique, linguistique, etc.) interviennent dans la manière dont les groupes pratiquent concrètement et durablement une langue dans le metal. En l’occurrence, la pratique de l’anglais reste tout à fait majoritaire dans le metal « extrême », ce qui s’explique par plusieurs facteurs […] : l’existence d’un marché de niche très internationalisé, l’élaboration d’un univers symbolique obscur qui tend vers l’abstraction, ainsi que la pratique d’un type de chant crié relativement inintelligible dont l’intérêt réside davantage dans la puissance que dans les paroles.
(SPANU 2019, § 38)
En France, en ce qui concerne la langue d’expression employée dans la musique métal, les avis sont partagés. Les uns – dont Trust (1977-) et Sortilège (1981-) – choisissent consciencieusement le français, les autres – dont Supuration (1990-) et Gojira (1996-) – optent plutôt pour l’anglais, pour ne nommer que ces quatre groupes. Le groupe Sortilège dit que le français est tout aussi valide qu’une autre langue et que selon son expérience, seuls certains membres du public français s’en plaignent – il ne serait donc pas question d’aliéner les amateurs provenant d’autres cultures, qui semblent au contraire accepter ce choix. Trust, pourtant, a aussi trouvé du succès selon la traduction de ses chansons, et la reprise de sa pièce « Antisocial » (« Anti-Social » par le groupe états-unien Anthrax) a constitué un tube pour tous les deux. Gojira, quant à ce groupe fort célèbre à l’échelle internationale, dit que l’anglais se prête mieux aux voix hurlantes, d’où son emploi exclusif de la langue dominante du métal, à quelques exceptions près, par exemple « L’enfant sauvage ».
Au Québec, les plus grands groupes s’expriment musicalement de façon quasi-exclusive en anglais. Une seule chanson de Voïvod (1982-) a des paroles en français (« Corps étranger ») ; une pièce instrumentale porte un titre français (« Temps mort ») ; sinon, des titres en français sont attribués à des chansons dont les paroles sont en anglais (« Le pont noir », « Nuage fractal », « Les cigares volants »). Gorguts (1989-), pour sa part, se limite à un nombre restreint de titres français pour des pièces instrumentales, uniquement. Anonymus (1989-), par contre, chante souvent en français : c’était notamment le cas vers le début de la carrière du groupe, suivi d’un certain nombre d’albums quasi exclusivement en anglais, avant un récent retour aux chansons majoritairement francophones, ainsi qu’un dernier album en espagnol. En ce qui concerne Kataklysm (1991-), toutes les pièces sont en anglais ; il en va de même pour Martyr (1994-2012), Neuraxis (1994-2015), et Augury (2002-). Dans le cas de Despised Icon (2002-2010, 2014-), on compte quelques titres en français par album, à quelques exceptions près. Fuck The Facts (1999-), pour sa part, chante de temps à autre en français, surtout dans les dernières sorties, mais les paroles demeurent majoritairement anglaises.
Beyond Creation (2010-) rompt donc en partie avec la tradition des textes exclusivement anglais pour offrir des paroles choisies dans la langue de Molière, ainsi qu’un certain nombre de titres de pièces instrumentales en français (« Abstrait analog » et « À travers le temps et l’oubli »). Cela en compagnie de quelques autres groupes représentant la nouvelle génération du métal (traditionnel ou extrême) québécois – dont des groupes d’expression musicale unilingue Cauchemar (2007-), First Fragment (2007-), et Forteresse (2006-), ce dernier comptant parmi d’autres groupes plutôt patriotiques qui se donnent le mandat de produire exclusivement en français étant donné leur orientation souverainiste.
Par ailleurs, il y a aussi des groupes dont les membres sont majoritairement anglo-québécois, qui s’expriment uniquement en anglais dans leur musique, bien entendu, les plus connus étant D.B.C. (Dead Brain Cells) (1986-), Cryptopsy (1992-), et E-Force (2001-), ce dernier, anglophile plutôt qu’anglophone – s’inscrivant peut-être mieux dans la catégorie ci-dessus où sont rangés Kataklysm, Martyr, Neuraxis, et Augury –, s’est par ailleurs établi à Toulouse, France, après la sortie du premier album, « Evil Forces », en 2003, paru sur le label Season of Mist, comme le catalogue de Beyond Creation.
Il s’agissait ici de brosser le tableau des groupes les plus connus, remontant à ceux fondés à partir des années 1980 et qui demeurent pour la plupart actifs. On constate ainsi que le Québec, comme la France, compte une quarantaine d’années de production de métal et le genre est en expansion continue.
Beyond Creation et Season of Mist dans le cadre du métal-monde
Les origines de quelques-uns des groupes avec lesquels Beyond Creation a partagé la scène en France seulement démontrent à quel point le phénomène métal est international et non pas forcément de culture majoritairement anglophone, malgré la langue d’expression qui semble s’imposer. En ordre chronologique, Beyond Creation a fait des spectacles en France en compagnie des groupes suivants : Obscura (d’Allemagne), In Flames (de Suède), Virvum (de Suisse), Dying Fetus (des États-Unis), Psycroptic (d’Australie), Gorod (de France), Decapitated (de Pologne).
Le label Season of Mist, fondé par Michael H. Berberian à Marseille en 1996, a fait paraître tous les albums de Beyond Creation presque dès le départ (au nombre de trois jusqu’à maintenant : « The Aura » [album autofinancé et lancé indépendamment en 2011 par les membres du groupe, suivi d’un relancement sur le label à partir de 2013], « Earthborn Evolution » [2014], et « Algorythm » [2018]).
Season of Mist a participé également à la sortie du premier album d’E-Force, « Evil Forces » (2003), groupe fondé au Québec en 2001, ainsi qu’aux sorties des derniers albums du groupe québécois relativement célèbre Gorguts (« Colored Sands » [2013] et « Pleiades’ Dust » [2016]). Il est aussi question de groupes anglo-canadiens (dont Anciients [2009-], Archspire [2009-]) et d’autres pays, bien entendu, parmi les plus influents des États-Unis étant Cynic (1987-), avec qui Beyond Creation est parti en tournée en Amérique latine en avril 2023. La portée internationale du label démontre encore une fois en quoi nous avons affaire à un métal-monde, avec de la place pour un nombre choisi de groupes francophones.
À la différence de certains régionalismes qui s’affichent chez certains groupes (par exemple Autarcie [2006-] en France ou Forteresse [2006-] au Québec), exprimant un éventail de perspectives de la nostalgie à la revendication, les paroles de Beyond Creation s’inscrivent plutôt dans le métal-monde auquel nous avons fait allusion, reflétant des influences multiculturelles et explorant des thèmes plutôt universels, dont des questions sociopolitiques, la corruption, des dynamiques de conflit, la science, la spiritualité, entre autres.
Quant aux genres littéraires ou aux mouvements artistiques particuliers dont Beyond Creation puise éventuellement les sources de son inspiration, en dehors des producteurs contemporains de musique, il s’agit d’une poésie dont les thèmes rappellent les œuvres des écrivains nord-américains et européens, d’Edgar Allen Poe à Émile Nelligan, en passant par Charles Baudelaire. Généralement parlant, les thèmes des littératures non mimétiques de l’imaginaire (dont le merveilleux, la fantasy, le fantastique et la science-fiction) se prêtent de manière adéquate aux hurlements comme aux chants mélodieux, aux accords harmonieux comme aux sons anguleux et dissonants du death métal progressif et technique. Toutefois, l’étendue des textes et images étant plutôt restreinte, le contenu à étudier du point de vue de l’analyse littéraire habituelle des récits s’avère assez limité, tel un poème à la différence d’un roman, ou une bande dessinée (vignette ou strip) par rapport à un roman graphique. Nous comptons pourtant jeter un éclairage nouveau sur la possibilité de déchiffrer le sens des univers possibles créés dans le métal à partir des paroles, en tenant compte de la musique qui sert en quelque sorte de bande-son sinon de trame de fond.
Un dernier mot sur les éléments musicologiques récurrents, donc, faute de pouvoir en présenter un échantillon dans le cadre d’un article, qui s’appliquent au genre de death métal progressif et technique et dans son ensemble : volume sonore élevé (avec segments choisis réduits en volume) ; une rythmique puissante, qualifiée d’une pulsation tantôt régulière tantôt irrégulière, en fonction d’une manipulation complexe de la mesure et des temps ; des compositions élaborées, notamment selon un nombre significatif de partitions différentes ; une interaction polyphonique entre les guitares et la basse, y compris des contrepoints, une alternance entre gammes et modes et une alternance aussi des parties solo (mais pour la plupart accompagnées) ; un va-et-vient entre tonalité d’instruments naturelle et distorsionnée ; un jeu entre les voix rauques, surtout gutturales, et des cris plus aigus.
Analyse des paroles
Les textes en français de Beyond Creation, composés comme la plupart de la musique par le chanteur et guitariste Simon Girard, constituent des espèces de récits, mais l’arc narratif est loin d’être parfaitement linéaire ; on a souvent affaire à des impressions plus ou moins éphémères dans les paroles énoncées et le ton de leur expression. Il s’agit d’un nombre de mots fort limité, dont le sens se révèle notamment grâce à une optique phénoménologique. On se situe ainsi entre perceptions et interprétation plus ou moins fugaces et histoire développée, entre le réel éthéré et le tangible, mais où des messages se transmettent, provoquant non seulement une réflexion ouverte et diversifiée mais aussi une immersion auditive riche et complexe grâce à la musique qui les véhiculent.
Les chansons en question ont un sens assez fluide lorsqu’on les lit en ordre inversement chronologique : 1. « Entre suffrage et mirage » (piste 2 de l’album « Algorythm » [2018]) ; 2. « Sous la lueur de l’empereur » et 3. « L’Exorde » (pistes 2 et 8, respectivement, de l’album « Earthborn Evolution » [2014]) ; et 4. « Le Détenteur » (piste 6 de l’album « The Aura » [2011]). Cela, en raison d’une espèce d’éveil et d’avertissement d’abord, suivis d’un conflit et de l’espoir de le surmonter, et enfin la reconnaissance du risque de nouvelles dominations si l’on ne demeure pas vigilant. Nous tenons à préciser que c’est le contenu sémantique qui nous intéresse, et non pas le style poétique des textes.
« Entre suffrage et mirage » de Simon Girard
Qu’en est-il de nos valeurs
Écartées par ces exterminateurs autodestructeurs
Nous entraînant dans cette fausse réalité
Nous plongeant dans une fosse aux rêves abîmés
Courant vers une vision aseptisée
Plongés dans l’absence de nature éthérée
Nous cheminons à travers cette aberrante illusion
Entraînés par une ahurissante abjection
Nous représentons la peur qui nous rétracte
Nous éloignant toujours de nos actes
Manipulant nos propres désirs
Nous retenant de réagir
Qu’en est-il de nos erreurs ?
De nos valeurs, conçues par la douleur
Nous enseignant qu’ici-bas
Les ambitions guident notre voie
Que nous sommes maîtres de ce tournant
Si envoûtant dont chacun rêve secrètement
N’oublions pas toutes ces décisions
Celles qui ont permis l’adaptation
De l’humain à réinventer sa progression
Prenez garde à ces imposteurs
À ces méphitiques exploiteurs
Et rappelez-vous vos valeurs
Car tôt ou tard le jour viendra
Le futur s’imagera
Issu de nos ambitions d’ici-bas
Commentaire critique d’« Entre suffrage et mirage »
La chanson ouvre par une interrogation rhétorique on ne peut plus explicite : « Qu’en est-il de nos valeurs [?] » D’entrée de jeu, il est manifestement question de mettre en cause la compassion sinon l’orientation sociale d’une communauté, que l’on trouverait problématique. Voire, selon le titre, « Entre suffrage et mirage », il est question de la tension entre le libre arbitre authentique et l’illusion de la maîtrise de soi, car on serait manipulé par autrui.
Justement, dans les trois vers qui suivent, il s’agit d’identifier l’existence d’une source externe et puissante, responsable d’une fracture desdites valeurs ; une force qui dirige subrepticement, dominant et détruisant le peuple au point de provoquer son propre déclin : « Écartées par ces exterminateurs autodestructeurs / Nous entraînant dans cette fausse réalité / Nous plongeant dans une fosse aux rêves abîmés ». Le potentiel de cette communauté se voit ainsi interrompu, aliéné, entraîné vers le bas par le leurre, enterré et réduit au silence.
Cependant, on semble nier sa condition, vivant en quelque sorte dans une cage dorée, « [c]ourant vers une vision aseptisée », une « illusion » qu’on qualifie pourtant d’« aberrante » ; il s’agit d’un trouble épouvantable dont le vocabulaire rappelle l’horreur chère au fantastique : « une ahurissante abjection ».
On évoque également la « peur » et la contrainte : « Nous retenant de réagir ». On a donc affaire à un manque d’agentivité, ainsi qu’un manque de reconnaissance des enjeux, ce qui aurait comme conséquence une soumission fatale à la volonté d’autrui. Voire, les « valeurs » seraient déterminées par ces « erreurs », toutes deux étant « conçues par la douleur ».
Toutefois, une appréciation de la distinction entre les supérieurs et les subordonnés est mise en relief : « Les ambitions guident notre voie » « ici-bas », selon des valeurs inculquées. Il s’agit d’une allusion à la supériorité des éducateurs intermédiaires (agissant censément au nom d’un dieu) et menant le peuple sur la voie désirée, convainquant ce dernier qu’il procède de son propre gré : « Nous enseignant […] [q]ue nous sommes maîtres de ce tournant / Si envoûtant dont chacun rêve secrètement ».
Ainsi, comme les manipulateurs, on croit agir par intérêt. Cependant, les « décisions » qui « ont permis l’adaptation / De l’humain à réinventer sa progression » découlent présumément de choix qui dépassent la volonté des individus concernés ; cet esprit de positivisme serait donc défavorable à la longue.
En fin de compte, la voix narrative implore – et ici on passe provisoirement de la première personne du pluriel à la deuxième – de prendre garde aux « imposteurs / À ces méphitiques exploiteurs », et de rappeler « vos valeurs » (une tradition essentielle à ne pas renier, peut-on supposer), de peur que se matérialise un avenir néfaste en fonction de « nos ambitions d’ici-bas ». (C’est la deuxième fois qu’on évoque la pureté d’un au-delà par l’intermédiaire d’une référence à l’ici-bas faillible.) Autrement dit, l’ignorance et l’avarice (« erreurs » et « valeurs » « conçues par la douleur ») entraîneraient la chute, une autodestruction. L’avertissement final promeut la notion d’un éveil, d’une prise de conscience des éléments fondamentaux de l’humanité pour assurer l’émancipation et la survivance, thèmes chers aux Québécois et exprimés dans la littérature notamment depuis le 19e siècle.
Dans ce texte à l’ambiance fantaisiste (selon l’évocation d’êtres quasi-divins veillant à la domination d’un peuple naïf et soumis), l’esthétique de la laideur demeure implicite, renvoyant à l’éthique plutôt qu’aux conditions matérielles du lieu de l’action ou des personnages. Le ton agressif de la voix qui « raconte » dans la chanson, telle qu’elle est performée, a de quoi étonner l’auditoire non prévenu, par contre, où l’on pourrait juger d’une certaine laideur esthétique en raison des sonorités excessives au niveau de l’énonciation vocale ainsi qu’au niveau de la musique instrumentale qui la véhicule. Il en va de même pour toutes les chansons, bien entendu. L’allure frénétique et la répétition des séries de notes donnent à l’œuvre une qualité d’urgence. Ces caractéristiques se répètent dans les autres pièces aussi.
« Sous la lueur de l’Empereur » de Simon Girard
Face contre terre, épuisé et désemparé,
Tranquillement nous levâmes les yeux
Captifs de ce flot torrentiel, continuel et éternel
De cette conception et opinion sans option ni progression
La condamnation de ce monde sans être ni tête
Devenait notre seul exutoire
Pourquoi cette fausse adulation ? Un traître, un scélérat, miroitant,
Dépouillant et engouffrant tous rêves et réalité de tous et chacun.
Laissant dans la peur et la douleur ceux qui n’ont pu résister.
Sous l’ampleur de cette âme pernicieuse, hostile et malveillante,
Nous étudiâmes cette traître dévotion,
Celle dans laquelle tant d’êtres
Perdirent et rendirent leurs âmes,
Sous prétextes d’honneur et de candeur.
Au risque d’en souffrir ou d’en périr,
Œil pour œil dent pour dent,
Cette majestueuse entité sombrera
Comme tous traîtres sombres dans l’ombre.
Submergé dans la noirceur, éclipsé par sa lueur,
Ayant peine à absorber les fractures et blessures.
Décelant déjà une large cicatrice, lui provenant d’un être
Autrefois vénéré,
Ce demi-dieu jadis trompé et écorché ne put continuer.
De cette vision, nous garderons et procéderons à tout jamais,
Cet espoir de gloire. Le souffle d’une victoire…
Commentaire critique de « Sous la lueur de l’Empereur »
Ce texte débute de façon quelque peu dépaysante, employant encore la première personne du pluriel, faisant sans doute allusion au narrateur et aux membres de la communauté à laquelle il appartient, éprouvant ensemble un certain accablement. Soit on se lève après être tombé d’épuisement ou de vertige, soit on se réveille tout simplement ou l’on s’éveille à la conscience après l’avoir perdue : « Face contre terre, épuisé[s] et désemparé[s] / Tranquillement nous levâmes les yeux ». Il s’agit ensuite de s’adapter à l’environnement tempétueux, « [c]aptifs de ce flot torrentiel, continuel et éternel ». Les deux derniers vers de la première strophe constituent à eux seuls un micro-récit, créant un effet méta discursif car il est question d’évasion grâce à une histoire insolite qu’on (se) raconte : « La condamnation de ce monde sans être ni tête / Devenait notre seul exutoire ». Il s’agit d’un sens assez complexe, « monde » pouvant représenter l’espace de cet univers de fiction ou bien les individus qui y habitent, dépourvu(s) quoi qu’il en soit d’une existence essentielle par rapport aux caractéristiques habituelles. Une question s’impose : se retrouve-t-on dans un milieu surnaturel ou bien égaré dans une métaphore énigmatique ?
De l’espace du récit, on passe à sa figure principale, sans doute l’Empereur du titre, être autoritaire dont le statut pousse le narrateur à s’interroger, en raison de son immoralité éventuelle (sa lumière étant un leurre pour dissimuler sa noirceur). On s’interroge de manière semblable à la chanson discutée précédemment : « Pourquoi cette fausse adulation ? Un traître, un scélérat, miroitant, / Dépouillant et engouffrant tous rêves et réalité de tous et chacun. » On évoque encore une fois la domination selon l’appropriation et la destruction des rêves. On évoque également la soumission inéluctable, l’impossibilité d’agir pour contrecarrer cette situation opprimante, car on « laiss[e] dans la peur et la douleur ceux qui n’ont pu résister ». La récurrence des termes « peur » et « douleur » (pareillement exploités dans « Entre Suffrage et Mirage ») démontre une préoccupation avec l’accablement moral et physique chez Beyond Creation, motifs fréquents de la fantasy, du fantastique, du métal et de l’esthétique de la laideur.
On a ensuite affaire à un discours de révolte contre le fait de montrer envers « cette âme pernicieuse » une « traître dévotion » (paradoxe intéressant en raison de la fidélité et de l’infidélité simultanées). Cela remet en question la légitimité de l’allégeance des sujets auprès d’un dirigeant corrompu : « tant d’êtres / Perdirent et rendirent leurs âmes, / Sous prétextes d’honneur et de candeur. »
Alors que le « monde » se qualifiait ci-dessus d’exister « sans être ni tête », la figure impériale quasi-divine, tout comme les disciples, a maintenant une âme, ce qui sert peut-être à l’humaniser en quelque sorte, un nivellement vers le bas de cet acteur avec tous les autres impliqués dans ce système.
On reconnaît les tactiques de coercition qui ont permis à l’Empereur de conserver son pouvoir, « Au risque d’en souffrir ou d’en périr, / Œil pour œil dent pour dent », mais aussi la nature provisoire de telle domination draconienne en raison des limites de tolérance des sujets. Le passage de l’adulation au mépris, de la lumière à la noirceur s’exprime ainsi : « Cette majestueuse entité sombrera / Comme tous traîtres sombres [ou sombrent ?] dans l’ombre. » Il s’agit de l’obscurité du temps historique qui ne laissera guère de traces, même d’un soi-disant « demi-dieu » ou surhomme.
La chute est à l’échelle proportionnelle de la montée au pouvoir ; ce sera au tour de l’Empereur de connaître la peur, de subir la violence et d’en souffrir ; les thèmes de lumière et d’ombre s’avèrent toujours pertinents pour représenter l’état du dictateur : « Submergé dans la noirceur, éclipsé par sa lueur, / Ayant peine à absorber les fractures et blessures. » Qui plus est, ce traître est trahi par le même destin qui lui avait valu son règne, incarné dans une autre espèce de figure supérieure ou un concurrent : « Décelant déjà une large cicatrice, lui provenant d’un être / Autrefois vénéré, / Ce demi-dieu jadis trompé et écorché ne put continuer. »
On voit bel et bien les images céleste et infernale, ce martyr ou cet ange déchu étant maculé d’une cicatrice avant de se faire écorcher. Les plaies ouvertes sont les séquelles de son règne. L’esthétique de la laideur se fait ressentir ici.
La tournure des évènements constitue toutefois une forme d’empuissancement pour le peuple assujetti : « De cette vision, nous garderons et procéderons à tout jamais, / Cet espoir de gloire. Le souffle d’une victoire… » La victoire à long terme (sur l’impérialisme ? ou encore, sur dieu ?) est une éventualité et non pas une certitude, pourtant ; une autre force opprimante pourrait surgir à tout moment, compte tenu du manque de résistance jusqu’alors.
Il convient de lire ce texte comme critique de dirigeants de toutes formes, certes, mais aussi et surtout du point de vue de l’histoire du Québec, comme critique de la domination catholique qui a plané sur les institutions politiques et sociales jusqu’à la Révolution tranquille des années 1960. Bien entendu, l’Église se trouve fréquemment dans le collimateur de maintes œuvres de métal de partout dans le monde, de la fin des années 1960 à nos jours. C’est donc un phénomène global qui dépasse évidemment les frontières de l’imaginaire québécois.
« L’Exorde » de Simon Girard
Mais qu’est-ce que cette étrange atmosphère,
Impétueuse sensation, tumultueuses vibrations
Une confusion s’installe, brouillant les cartes du jeu,
Un flash, un coup de poing en pleine face,
Nous revivons durant cet instant,
L’écroulement de ce monde tel que nous l’eûmes connu
Mais qu’est-ce que cette étrange atmosphère,
Impétueuse sensation, tumultueuses vibrations
Une confusion s’installe, brouillant les cartes du jeu,
Un flash, un coup en pleine face,
Victimes d’exaltation divisée, dupés et écorchés sans vérité ni honnêteté,
Ils assisteront maintenant à l’éveil de nos démons
Les protecteurs de nos actions.
Commentaire critique de « L’Exorde »
C’est le plus bref des quatre textes, ayant de surcroît un refrain qui raccourcit l’étendue des paroles originales, à la différence des chansons précédentes que nous avons commentées (la chanson finale que nous analyserons, « Le Détenteur », en a un aussi cependant).
Sur le plan thématique et structural, comme nous l’avons constaté en discutant les premiers vers de « Sous la Lueur de l’Empereur », il y a un dépaysement au début du texte, une espèce de conflit qui déstabilise l’ordre du monde et déclenche l’action, en termes narratologiques : « Mais qu’est-ce que cette étrange atmosphère, / Impétueuse sensation, tumultueuses vibrations ». On parle encore une fois en métaphores météorologiques pour exprimer la désorientation de l’individu dans l’univers de fiction (selon un sophisme pathétique). Le côté phénoménologique est ainsi exploité de manière plus approfondie, évoquant une stimulation sensorielle ambiguë, qui prête à confusion au départ, mais qui se veut plus tangible au fur et à mesure, telle une anamorphose, ici en termes de stratégie ludique : « Une confusion s’installe, brouillant les cartes du jeu ».
La violence s’ensuit, par l’interruption brutale d’une certaine paix, constituant un choc bouleversant : « Un flash, un coup de poing en pleine face, / Nous revivons durant cet instant / L’écroulement de ce monde tel que nous l’eûmes connu ». Comme dans « Sous la Lueur de l’Empereur », on a à nouveau affaire à un micro-récit dans une seule phrase descriptive, ce dernier vers décrivant l’écroulement du monde, qu’on qualifie en l’opposant à un monde précédent, présumément intègre. L’idée de « reviv[re] » l’écroulement inscrit le texte dans la circularité chère au genre littéraire de la fantasy, entre autres.
Il s’avère que les sujets de l’autorité puissante évoquée en souffrent toujours, mais on conclut sur un ton enthousiaste et mobilisateur. Malgré la violence qu’ils ont connue et le conflit éventuel à surmonter entre fidèles et infidèles, on cherche à se venger de l’injustice du bourreau en faisant rupture d’avec le passé et son éternel retour : « Victimes d’exaltation divisée, dupés et écorchés sans vérité ni honnêteté, / Ils assisteront maintenant à l’éveil de nos démons / Les protecteurs de nos actions. » Il y a ici inversion du Bien et du Mal traditionnels, selon les « démons » salvateurs, une laideur incarnée, certes, mais grâce à laquelle il y a espoir d’agentivité, d’émancipation et de renaissance, une restauration du bien et du beau, peut-on supposer.
C’est donc une célébration de moyens innovateurs d’atteindre la liberté, par la résistance et la révolte contre le statu quo des institutions dominantes. La conclusion demeure cependant ambivalente, puisqu’il s’agit éventuellement d’un pacte avec le diable, contrat souvent piégé, qui pourrait par exemple lui permettre de profiter des schismes antécédents entre les factions, montrant à quel point chacune peut se faire manipuler à nouveau.
Par ailleurs, on s’attend à une intrigue à suivre, étant donné le titre de la chanson, « L’Exorde », qui signifie une introduction ou un préambule, une entrée en matière, où cette aventure (ledit « éveil [des] démons ») pourrait constituer seulement l’évènement déclencheur ; d’autres évènements subséquents pourraient former l’action ascendante, la crise, le point culminant, l’action descendante, le dénouement et la résolution, pour emprunter aux éléments constitutifs du triangle de Gustav Freytag (1816-1895) qui illustre la structure du récit linéaire.
« Le Détenteur » de Simon Girard
Tel un engrenage fragmenté,
Fracturé comme l’homme et sa duplicité
J’ai les yeux rivés sur ce qu’est notre société
Immaculé sous son immensité
Différencier entre le bien et le mal
Et ces actes qui font mal !
Ces perpétuelles erreurs
Qui font de l’homme son seul détenteur
De l’humanité il est convoité
Pour dénoncer l’arrivée
D’une personnalité qu’il s’est créée
Pour une société, un visage/une image
Un visage à présage
Tel un engrenage fragmenté,
Fracturé comme l’homme et sa duplicité
J’ai les yeux rivés sur ce qu’est notre société
Le temps ne cesse d’avancer
Et nous, en quête de destiné
Vivons sans trop penser
À ce que monde peut arriver.
Commentaire critique du « Détenteur »
Le texte débute par une métaphore illustrant une forme décomposée, « un engrenage fragmenté » ; dès le départ on a de nouveau affaire à une rupture de stabilité, cette fois en évoquant une image d’architecture en ruine, représentant éventuellement la chute d’un ordre institutionnel, sociopolitique. Tout de suite, on compare l’état de l’engrenage à celui des êtres humains : « Fracturé comme l’homme et sa duplicité ». Il s’agit de souligner le manque d’unité et d’harmonie sociales, la récurrence des conflits, de l’orgueil qui mène à la trahison.
Telle la manifestation de la violence, sinon d’une laideur quelconque, on ne peut cependant en détourner le regard : « J’ai les yeux rivés sur ce qu’est notre société ». Le vers suivant, « Immaculé sous son immensité », rapproche encore plus l’engrenage et l’homme, car il n’est pas possible de déterminer avec quel nom l’adjectif s’accorde. De toutes les façons on décrit la grandiosité du phénomène ; on ne peut nier sa présence imposante, sa puissance et éventuellement sa rectitude morale, compte tenu de l’emploi du mot « [i]mmaculé », état de netteté esthétique ou éthique qui se situe traditionnellement aux antipodes de la laideur, à en croire les variantes de la maxime la propreté côtoie la sainteté.
L’être humain se donne ainsi le défi, à tort ou à raison, de se placer en arbitre pour évaluer et juger de ce qui a trait à la pureté et à la saleté (hygiénique ou morale), pour ainsi dire, chez lui-même et chez autrui, à l’endroit de ses semblables : « Différencier entre le bien et le mal / Et ces actes qui font mal ! / Ces perpétuelles erreurs / Qui font de l’homme son seul détenteur ». Encore une fois il y a ambivalence : détient-on exclusivement le bien ? le mal ? son être, son âme et donc son sort ?
Le fait de détenir l’une de ces choses (ou toutes) demeure incertain : « De l’humanité il est convoité ». Encore une fois, s’agit-il de détenir ou de convoiter, par exemple, le pouvoir sur le bien et le mal ? sur soi ? sur l’autre ? On a manifestement un sentiment équivoque quant à son statut et à son devenir souhaité, à savoir si les actes et intentions s’inscrivent dans la bonté ou la vilenie, l’altruisme ou l’égoïsme, si l’on est héros ou traître. Bref, il y a confusion quant à l’aspect qu’on se donne : « Pour dénoncer l’arrivée / D’une personnalité qu’il s’est créée / Pour une société, un visage/une image / Un visage à présage ». En fonction du portrait révélé, ou du moins préfiguré, on anticipe la possibilité de vaincre cette faillibilité, qui risque autrement de perpétrer et de perpétuer le mal.
On met l’accent sur le danger de l’indifférence, sur le besoin de reconnaitre les enjeux : « Le temps ne cesse d’avancer / Et nous, en quête de destinée / Vivons sans trop penser / À ce que monde peut arriver. » Au lieu de renoncer à un sort inéluctable, on promeut la nécessité d’agir pour briser le cercle, d’accorder à ladite destinée, à l’existence, de la signification, un objectif, en exerçant son libre arbitre pour le meilleur, non plus de vivre passivement selon une trajectoire prédéterminée, en fonction des choix de forces dominatrices. On voudrait rapiécer l’« engrenage fragmenté » et sauver ainsi le monde.
Malgré son contenu de surface, qui, par son exploration des zones obscures, exploite une certaine esthétique de la laideur, le métal soutient aussi, en tandem avec le cynisme provocateur qu’il avance, un esprit d’optimisme qui incite à l’action en exprimant la confiance en soi et en autrui, et par là la solidarité.
Conclusion
Parmi les thèmes explorés dans cette série de chansons de Beyond Creation, il y a la faillibilité humaine, l’ambition, l’orgueil, l’hypocrisie, la manipulation, la trahison et la violence, qui mènent inévitablement à la déchéance, au déclin de la civilisation dans l’univers en question. Du point de vue des gens soumis dans ces micro-récits, la domination des forces au pouvoir entraîne le sentiment de confusion, d’injustice et d’impuissance apparemment inéluctables. On y exprime cependant l’espoir de surmonter ses illusions, parmi lesquelles il y a la justification de son statut de subordonné auquel on se résigne, et l’approbation du système en place qui promeut une idéologie univoque du progrès et du bien-être. Ainsi, pour triompher des obstacles à la liberté, on cherche à renaître en quelque sorte et à réaliser son propre destin en dehors de ces contraintes. La dialectique entre une mentalité téléologique et une agentivité possible est donc mise en relief. Il est question de thèmes qui se veulent universels, bien qu’on puisse les percevoir et les interpréter en fonction du contexte historique et culturel québécois.
Si, comme l’explique Anne Besson en discutant du genre littéraire de la fantasy, les thèmes du Bien et du Mal paraissent manichéens, cette forme de discours, romanesque pour la plupart chez Besson, mais qui s’exprime aussi par l’intermédiaire d’autres approches artistiques, dont la musique métal, peut s’avérer plus nuancée, en évoquant la complexité de la condition humaine (en fonction de sa nature et de ses cultures), ce qui motive les pensées et actes des uns et des autres, pour le meilleur et le pire. Si le groupe s’est inspiré des motifs de la fantasy dans ses œuvres, ce n’est pas le seul genre ni la seule forme d’où il puise ses influences créatives, qui renvoient manifestement aux divers beaux-arts et aux belles lettres variées, ainsi que des discours apparentés aux sciences humaines : histoire, philosophie, politique, et ainsi de suite. On voit, entre autres, l’exploitation tantôt implicite, tantôt explicite de l’esthétique de la laideur, aux niveaux physique et éthique, en fonction de concepts traditionnels et plus modernes. Dans l’ensemble, on fait preuve d’ouverture d’esprit et on exprime la compassion et la solidarité à travers les épreuves traitées. Pour reprendre la formule de Besson citée vers le début de cette étude, on promeut le désir de « coexister contre toute volonté hégémonique » (BESSON 2007, 175).
Dans le cadre de la création du groupe québécois Beyond Creation, des institutions françaises ont facilité l’amplification et le retentissement de leurs voix hurlantes. En France, cela s’est produit notamment auprès d’un public francophone, mais il a également servi de tremplin au niveau global, inscrivant le groupe dans le métal-monde de par ses collaborations internationales au Québec, dans le reste du Canada, en France, et ailleurs sur cette Terre qui accueille la musique presque partout, quel que soit le mode d’expression, rendant poreuses les frontières entre les langues et les cultures.
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Nicholas SERRUYS