Bienvenue au paradis, d’Alexis Legayet (SF)
Alexis Legayet
Lyon, Aethalidès (Freaks), 2020, 190 p.
2145. Grâce aux sciences génomiques, le paradis est enfin advenu sur Terre. Les guerres, les conflits et la consommation de viande ne sont plus que de lointains cauchemars, des relents amers des siècles passés. L’espèce humaine contrôle désormais sa propre évolution – et celle du monde qui l’entoure. Les transhumains modifient leur apparence à leur gré, empruntant là la force du taureau, ici, l’esthétique à rayures du zèbre. Paisibles, le lion et l’agneau dorment côte à côte sur l’herbe verte, libérés du joug de la prédation.
Et pourtant, le feu couve sous cet Éden luxuriant. Le Flower Power, nouveau groupe de jeunes militants, tente d’ouvrir les yeux de la population sur les horreurs qui persistent dans ce monde idyllique. Que faire de l’enfer des plantes, immobiles et muettes, condamnées à être arrachées, tranchées nettes, dévorées vivantes ? Des patates bouillies, des concombres écorchés vifs, des carottes découpées en morceaux ?
Difficile de ne pas sourire en lisant cette prémisse. Cependant, derrière des apparences candides et loufoques, Bienvenue au paradis se révèle une mine bouillonnante de réflexions pour qui est prêt à prendre son propos minimalement au sérieux. En s’attardant à la question litigieuse de l’antispécisme, Alexis Legayet réussit à nous en dévoiler les contradictions sans en dénier la pertinence. Dans ce futur où « l’on [prêche] depuis longtemps un identique respect pour toutes les formes du monde, robotiques comme animales », l’être humain n’a pourtant jamais autant cherché à imposer son empreinte sur la nature, à soumettre chaque être vivant à son génie. Un régime alimentaire carnivore ? L’agressivité ? La laideur, les maladies, les malformations ? Il suffit de modifier le génome, voyons ! Si la vue d’un lion égorgeant une gazelle nous écœure, si elle est contraire à notre conception du monde, et bien, c’est évident, il faut rendre tous les lions végétariens ! Dans le paradis de Legayet, l’être humain multiplie les apparences possibles, mais sa vision se réduit à une seule idéologie, omnipotente et implacable.
Certains pourraient voir dans le Flower Power une parodie peu amène du mouvement végan. Il est vrai que certains protagonistes, comme Bob Fritz, qui traîne son yucca appelé Bernard partout avec lui, frisent la caricature d’écologistes hippies. De même, on ne peut oublier que ce fameux « cri de la carotte » – nom donné à la première partie du roman – est l’un des sophismes souvent employés pour discréditer les défenseurs des animaux. Selon ce postulat, si une carotte est aussi sensible qu’une vache, il ne sert à rien de s’empêcher de manger de la viande. Après tout, il faut bien se nourrir pour survivre, et si la souffrance que l’on inflige aux êtres vivants que l’on consomme est la même, à quoi bon se casser la tête ? Legayet va cependant au-delà de ce raisonnement fallacieux et pousse la réflexion beaucoup plus loin. La véritable question ici n’est pas de savoir si la sensibilité – possible – des végétaux est comparable à celle des animaux, mais bien s’il existe une manière de faire disparaître l’hétérotrophie, cette nécessité d’ingérer d’autres organismes. Car, après les plantes, apparaît le problème de l’infiniment petit, de la bactérie à la cellule humaine, tous portés par la même volonté d’échapper à la mort. « Chaque bactérie, chaque cellule d’un corps, d’un yucca, d’une mouche, d’un humain, d’une cigogne est une vie qui veut vivre. Ils sont les plus petits parmi les plus petits et, sous prétexte qu’avec nos sens grossiers nous ne les voyons pas, nous exploitons et assassinons sans vergogne, en toute bonne conscience, nos sœurs et frères de vie ! Mais ne crois pas qu’eux-mêmes soient de pauvres innocents : la moindre cellule est un assassin. La vie, c’est le meurtre universel ! » Le paradoxe est posé, irrésoluble : pour assurer le bonheur de chaque être vivant, il faudrait mettre fin à la vie elle-même.
Si le roman d’Alexis Legayetest un conte philosophique qui joue avec les idées tels certains maîtres jongleurs avec des torches enflammées, il contient cependant un défaut difficilement pardonnable. Dans ce monde où un yucca peut être considéré comme une personne et où l’on compare l’intimité d’une bactérie à celle d’un artiste, on peine à croire que le principal personnage féminin, Alice, soit continuellement réduit à son seul corps. C’est son « divin derrière » qui attire d’abord Dan, notre héros, et le convainc de rejoindre les rangs de Flower Power, et non un quelconque engagement politique. Entre « l’harmonie intense de ses courbes », « sa chevelure de feu » et ses « yeux bleu nuit », Alice aurait été manipulée génétiquement pour devenir la parfaite femme fatale, qui a « ensorcelé, captivé et envoûté » tous les hommes qui ont croisé son chemin. C’est presque à dire que même dans un monde où la valeur intrinsèque de chaque être vivant est reconnue et célébrée, celle d’une femme se mesura toujours en termes d’image et d’apparence, à l’intérêt qu’elle suscite dans le regard d’un homme.
Enlacé dans les bras de votre amant, vous vous vautrez dans le bonheur sans fin des plages de soleil de votre existence artificielle. Vos os, vos muscles, vos organes, chaque précieuse cellule de votre corps biologique ont été réduits en cendre. Cela n’a aucune importance. À quoi auraient-ils pu bien vous servir ?
Vous avez atteint la plénitude, le paradis sur Terre. Vous êtes éternel.
Anaïs PAQUIN
Une très belle chronique ! un beau roman également.