Guillaume Chamanadjian, La Tour de Garde, Capitale du Sud 1 et 2 (Fy)
Guillaume Chamanadjian
Le Sang de la Cité (La Tour de Garde, Capitale du Sud -1)
Trois Lucioles (La Tour de Garde, Capitale du Sud -2)
Bussy-Saint-Martin, Aux Forges de Vulcain, 2022, 394 et 394 p.
Gémina est une ville immense et un port, bien défendue par ses doubles murailles et fière de son titre de Capitale du Sud. Elle tient son nom de son mythe de fondation qui raconte comment des sœurs jumelles se sont métamorphosées en oliviers sous les yeux des premiers ducs. Dans ses veines coule un excellent vin, mais aussi du sang : divers clans, ou Maisons, gèrent les diverses fonctions de la ville. Par exemple, la Maison de la Recluse veille jalousement aux constructions et réparations grâce à ses ouvriers qui peuvent modeler la pierre à mains nues. On s’affronte aussi plus ou moins ouvertement dans d’incessants jeux de pouvoirs : ainsi le duc de la Cahouane, Servaint, a autrefois annihilé une Maison entière pour venger sa sœur. Ce faisant il a découvert dans les souterrains du fort conquis deux enfants, un garçon et une fille, qu’il a recueillis et éduqués, Nohamux, dit Nox, et sa sœur Daphné. Nox, le narrateur, travaille maintenant comme commis chez un épicier ; il connaît ainsi très bien la ville et ses habitants, un savoir que Servaint va essayer d’utiliser à ses propres fins. Le duc veut en effet faire creuser un canal qui court-circuiterait la médiation lucrative des familles de Massif, au centre de la ville, par qui passent toutes les marchandises venues du port. Propulsé au milieu de ces intrigues, Nox échappe à un assassinat et fait la connaissance d’un maçon clandestin particulièrement doué, Symètre, qui devient son ami. Également amateur de poésie, Nox a reçu en cadeau un livre où il découvre l’existence d’une sorte de double de la ville, appelé « le Nihilo » (le rien…), un miroir obscur hanté par une brume meurtrière, et qui semble lié à l’histoire de la ville. Il découvre aussi qu’il est capable de passer à volonté de Gémina au Nihilo et d’y survivre. Entre-temps, la situation s’envenime : pour servir ses desseins, Servaint veut épouser la fille du duc de l’Hirondelle, elle est empoisonnée le jour des noces, et la bataille qui s’ensuit tourne à une guerre civile prolongée, au cours de laquelle l’olivier mythique survivant est détruit par la sœur de Nox – qu’il considère comme une perverse sadique et avec qui il entretient une relation extrêmement antagoniste. Las d’être un pion, Nox rompt avec Servaint et se jure de ne jamais revenir à la Cahouane ; il retourne à son épicerie tout en essayant de démêler les mystères du Nihilo.
Et ceci n’est que le premier volume. Dans le deuxième, le champ de vision s’élargit : la Capitale du Sud voit arriver un bateau de réfugiés d’une guerre qui a lieu ailleurs et dont on annonce qu’elle finira par arriver à Gémina. Une épidémie se déclare parmi les réfugiés, qu’on laisse mourir les uns après les autres sur le bateau ancré dans la baie. Il y a une survivante, Adelis, dont Nox finit par faire la connaissance et dont il tombe amoureux. Tandis qu’une partie des énigmes posées dans le premier tome est éclaircie (qui a commandité l’assassinat manqué de Nox ? Qui a empoisonné la jeune épousée de Servaint ? Qui sont réellement Nox et Daphné, ces enfants trouvés enchaînés dans les souterrains d’une Maison détruite ?), les circonstances finissent par faire en partie de Nox ce que Servaint voulait qu’il fût : un espion, un négociateur mais aussi un assassin hyperdoué. Tandis que les convulsions de la guerre civile perdurent, Adélis la survivante va essayer d’obliger Gémina à ouvrir les yeux sur le sort des réfugiés qui se pressent aussi par voie de terre à ses portes. L’issue ambivalente de sa tentative va pousser Nox hors de la ville, enfin, avec son ami Symètre.
Dire que j’attends le troisième volume avec impatience serait une litote. J’ai été séduite dès le début du premier volume et mon plaisir ne s’est pas démenti tout au long du deuxième. Que ce soit les noms des Maisons (Jubarte, Cahouane, Recluse, mais aussi Tapir, Hirondelle, Chien, Lapin, Mergule), ou les noms des personnages eux-mêmes (Nohamux, Guenaillie, Aussilia, Tyssant, Guarin…) ou encore la présence discrète de la magie, d’abord mythique (les deux oliviers fondateurs), puis qui vous surprend, bien « réelle » au détour d’une phrase (la première fois qu’on voit les maçons de la Recluse réparer un bâtiment), pour ensuite vous sauter à la face avec le Nihilo et ses manifestations, ou que ce soit la voix des personnages telle que rendue par Nox (par Chamanadjian – enfin un écrivain français qui sait écrire un récit au passé simple première personne du singulier – et qui réussit même à me faire supporter les -âmes, -ûmes et -îmes de la première personne pluriel !), tout est inattendu et tout sonne juste. J’ai pensé par moment à Gene Wolfe (Le Livre du Second Soleil), par exemple pour les manipulations retorses des uns et des autres, le caractère de certains personnages et le traitement de leurs affects, ou la progressive prise de conscience de Nox et ses conséquences, mais je ne crois pas (il faudrait que je relise) que l’écriture de Wolfe soit aussi sensorielle et pittoresque ; on sent la ville, on la voit, on la touche, on l’entend et on la goûte – délicieux passages sur les expériences culinaires de Nox, fin cuisinier et tastevin (et puis, un héros commis d’épicier !). Enfin, il y a la place accordée à la poésie, au mythe, au verbe. Bref, il me semble qu’avec Chamanadjian une autre voix originale est née dans la fantasy française, après l’excellent roman de Claire Duvivier (Un long Voyage). Rappelons pour mémoire que Duvivier écrit de son côté, dans le même univers, une série intitulée Capitale du Nord (Dehaven, la rivale de Gémina) ; il ne s’agit pas de romans à quatre mains mais bien de dérives très personnelles, chacun de son côté, d’une écrivaine et d’un écrivain qui partagent un univers élaboré en commun au cours d’une rencontre. C’est bien sympathique comme genèse – et surtout le résultat, pour ce que j’en ai lu du côté Chamanadjian, est sans conteste une réussite.
Élisabeth VONARBURG