Claude Janelle, Le XIXe Siècle fantastique en Amérique française
Claude Janelle
Le XlXe Siècle fantastique en Amérique française
Beauport, Alire, 2000, 367 p.
Dans son livre Le Conte fantastique au XlXe siècle, publié sans date chez Fides mais sorti sans doute des presses dans les années cinquante, John A. Guischard, s’intéresse exclusivement aux contributions allemandes, états-uniennes, françaises, anglaises et russes. Rien sur le Canada francophone, bien que l’étude ait été écrite sous le patronage de l’Université Laval de Québec qui accueillit le chercheur pour son travail. Est-il possible qu’aucune œuvre autochtone ne lui ait été signalée par ses collègues québécois auxquels il rend hommage dans son avant-propos ? Une lacune réparée depuis. Voici déjà quelques décennies que le fantastique franco-canadien ancien est à la mode chez les universitaires. En témoignent un certain nombre d’ouvrages et des anthologies comme Les Meilleurs Contes fantastiques québécois du XlXe siècle (Fides, 1997) et Que le Diable l’emporte (Hurtubise, 1997), compilées respectivement par Aurélien Boivin et Charlotte Guérette, sans compter le fanzine Le Résurrectionniste où Mario Rendace a recueilli en 1997-1998 d’introuvables vieilleries. Claude Janelle, coordinateur de la présente somme, reconnaît du reste sa dette envers A. Boivin et en particulier envers son essai Le Conte littéraire québécois au XlXe siècle (1993). Le présent volume vient donc à point. Notons cependant, avant de l’aborder, que celui-ci eût dû s’intituler « Le XlXe Siècle fantastique au Canada français ». En effet, il eût fallu tenir compte de la littérature louisianaise, morte par suite de la Guerre de Sécession, et peut-être des fictions publiées par l’abondante presse californienne d’expression française durant la ruée vers l’or.
Environ deux cents pages de l’ouvrage sont consacrées à une recension de toutes les œuvres exhumées. Un véritable travail de bénédictin, car l’immense majorité des cent quarante titres sont des contes et des nouvelles publiés dans des périodiques. Très peu sont issus de recueils et encore moins sont des romans. Chaque texte est accompagné de ses références, d’un résumé et d’une longue analyse ; et les auteurs, quand ils sont connus, bénéficient d’une notice, voire d’un portrait. Du travail soigné dû à Claude Janelle lui-même et à ses complices Michel Lord, Jean Pettigrew, Rita Painchaud, Daniel Sernine, Norbert Spehner et Thierry Vincent. La seule lecture des synopsis est révélatrice. Thématiquement, les histoires de fantômes et de maisons hantées dominent, suivies des interventions diaboliques et des loups-garous qui, au Québec, se sont développés selon une tradition propre. Notons aussi une certaine influence des légendes bretonnes dont le caractère macabre semble avoir séduit les conteurs d’alors et l’utilisation occasionnelle d’un fond amérindien avec ses sorciers (jongleurs). Enfin existe aussi un merveilleux chrétien qui se traduit par la sanction de Dieu ou des saints, notamment sur les hérétiques et les blasphémateurs. En fait, cet aspect apparaît à des niveaux divers dans l’immense majorité des textes, ce qui n’a rien d’étonnant à une époque où les robes noires régnaient sans partage sur les âmes. Il est même présent dans les quatre – peut-être cinq ou six – récits de SF inclus ici, ce qui étend à l’extrême, au risque de faire grincer certains, la notion de fantastique. Chose étonnante, sur la Chasse-Galerie, légende pourtant typique de la Belle Province, rien d’autre que la célèbre contribution d’Honoré Beaugrand. Enfin, il s’agit là d’une littérature bien enracinée dans le terroir et ses traditions, les cadres européens n’apparaissant guère. Pour compléter cet appareil critique suit une quarantaine de pages consacrées à des comptes rendus d’études, dont les plus anciennes sont deux mémoires de maîtrise datant de 1942 et de 1947 (qui donc auraient pu être consultés par J. A. Guischard). En bref, une bonne base de travail pour qui voudrait poursuivre cette recherche.
La partie finale de ce volume consiste en une anthologie d’une centaine de pages réunissant dix textes, dont deux d’Armand de Haerne qui constituent une révélation puisque repris directement de manuscrits. L’un, « Jean le Maudit », a pour protagoniste principal un fils maudit par son père pour avoir gagné un concours de blasphèmes et entraîné par une créature monstrueuse sous un lac qu’il est condamné à hanter. Un récit prenant et bien mené qui reflète un attachement aux valeurs spirituelles et familiales d’une époque. L’autre, « Nésime le Tueur », thématiquement proche mais moins développé, concerne un meurtrier, rejoint par l’impressionnant fantôme de sa victime qui lui annonce qu’il a lassé la miséricorde divine et qu’il endurera d’atroces misères jusqu’à sa mort, en attendant de chevaucher pendant des siècles sans connaître de soulagement. « Maison hantée : le hiboux », de Pamphile LeMay est une histoire centrée sur un oiseau maléfique et laisse le lecteur sur sa faim, tellement elle semble inachevée. « L’Amiral du brouillard », de Faucher de Saint-Maurice, ancre son thème dans une trame historique : la guerre franco-anglaise au Canada pendant laquelle un navire ennemi chargé de richesses coule devant Québec et apparaît depuis par temps brumeux aux pêcheurs du Saint-Laurent. C’est aussi la tentative de maître Jacques pour récupérer le trésor par des moyens magiques, qui n’aboutit qu’à sa mort. Une narration complexe qui rompt l’unité du récit, par ailleurs soigné et bien mené. « Une Histoire de Loup-Garou », de Louvigny de Montigny présente un chasseur confronté à un de ses amis qui a viré en loup-garou pour avoir négligé ses pâques, une raison classique dans l’imaginaire québécois. Une nouvelle un peu sommaire où le lecteur non-initié apprend qu’au Québec, pour délivrer un lycanthrope, il faut lui faire couler une goutte de sang au lieu de lui tirer une balle d’argent. « L’Auberge de la Mort » de Gaston-P. Labat est une brève vignette d’un intérêt purement historique qui reprend un thème bien connu : trois défunts se réveillent au bout d’un siècle dans un monde où la technique a multiplié les engins de guerre et réduit les ouvriers à des machines mais où heureusement (pour eux) le catholicisme reste inchangé. « L’Anse du Trépassé », d’Henry de Puyjalon (né en France), a pour argument surnaturel le cri d’un noyé, « Jette-moi la haussière ! », qu’entendent les pêcheurs les vendredis dans la baie du Trépassé. Encore plus mince, celui du long poème en vers de Louis Fréchette, « L’lroquoise du Lac Saint-Pierre », qui conclut par un vague phénomène surnaturel le meurtre d’un enfant de colons par une indienne. « Le Grand-Lièvre et la Grande-Tortue », de Joseph-Charles Taché, est une brève mais amusante légende sur le duel magique de deux sorciers indigènes. Enfin, « La Nuée du Diable », de Firmin Picard, relate un épisode de la déportation des Acadiens, les exactions d’un officier anglais vendu au Diable et son engloutissement par la terre. Une exploitation éhontée du misérabilisme et une apologie ultra-catholique ne contribuent guère à sa lisibilité.
La sélection proposée ici ne comprend pas de grands textes. Beaucoup manquent de développement, même si certains sont percutants dans leur sobriété. Il est vrai que les anthologies précitées ont eu la primeur du corpus disponible. L’intérêt est donc plutôt documentaire que littéraire. Le volume dans son ensemble prouve l’existence d’une tradition fantastique dans le Canada du XIXe siècle mais pas d’un mouvement littéraire. Car aucun des écrivains retrouvés n’a spécifiquement fait carrière de fantastiqueur. Une lacune gênante : n’est guère évoqué le creuset d’où procèdent les auteurs étudiés.
Pourtant ils évoquent irrésistiblement les raconteux d’histoires qui pendant plus d’un siècle animèrent les veillées dans les villages et les chantiers de la Nouvelle-France. Une filiation difficile à récuser, d’autant plus que le fantastique reconstitué semble majoritairement d’origine populaire, rarement inspiré des maîtres européens du genre. Du folklore à la littérature orale, puis écrite, la transition est insensible et eût pu prendre davantage de place dans l’introduction. Cependant, tel quel, l’ouvrage reste une référence irremplaçable. Il n’y a plus qu’à le compléter par un autre sur la période suivante qui va jusqu’aux années soixante. Nous l’attendons avec impatience.
Jean-Pierre LAIGLE