Patrick Senécal, Aliss (Fa)
Patrick Senécal
Aliss
Beauport, Alire, (Romans 039), 2000, 521 p.
J’attendais avec impatience le nouveau livre de Patrick Senécal. Je n’ai pas été déçue. C’est une roman-mille-feuilles, qu’on peut consommer directement pour la crème, goulûment, ou qu’on peut déshabiller, avec un amour sadique, feuille par feuille pour en goûter tous les registres, les clins d’œil, les échos, les croisements, les intertextes, somme toute, pour utiliser un terme savant que le metteur en scène de l’histoire, narratologue défroqué dont les adresses au lecteur chapeautent chaque chapitre, apprécierait sûrement.
En effet, le titre et le remerciement final de l’auteur à Lewis Carroll invitent à une lecture seconde mirant cette histoire dans celle d’Alice au pays des merveilles dont elle offre un reflet savamment déformé. Au jour d’aujourd’hui, avec de surcroît Disney à la rescousse, y a-t-il beaucoup de lecteurs dans nos genres qui n’ont pas une idée suffisante de cette œuvre canonique du merveilleux onirico-absurde ? J’en doute. Mais il est certain qu’on peut apprécier l’Aliss de Senécal même si on est totalement innocent de l’autre Alice : ce niveau second de lecture, ce dialogue constant que le roman entretient avec l’ancêtre, cet intertexte, ajoute au plaisir de la lecture pour les connaisseurs de Carroll, sans rien retirer à ceux qui ne le connaîtraient pas.
Ça commence avec le « Il était une fois » des contes et finit… bien, comme dans les contes. Ce qui se passe entre l’incipit et la finale, cependant, nous fait alternativement basculer dans un humour coloré de désespoir et une horreur souvent hilarante qui jettent sur le conte une lumière tout autre.
Et d’abord, le « Il était une fois » nous renvoie immédiatement au temps présent : une série de clips radio (ou TV, selon que vous êtes plus auditif ou plus visuel) nous faisant le portrait, par ses proches, de la protagoniste et narratrice, Alice : dix-sept ans, « bientôt dix-huit », jeune fille de classe moyenne aisée, brillante et populaire ; parents normalement aveugles qui la croient vierge de la drogue sinon du sexe, amies et petit ami un peu impressionnés par elle, et un prof de cégep à la fois paternaliste et lucide qui donne l’information essentielle : (a) Alice a mal lu Nietzche (b) elle cherche des réponses à ses questions existentielles et (c) elle se donnera les moyens de les trouver. Comme nous le souligne le metteur en scène narratologue dans le premier de ses courts commentaires, au chapitre 1, tout est en place pour l’aventure.
Et en effet, Alice a décidé, au grand dam de ses parents, d’arrêter le cégep et d’aller chercher la vie ailleurs, à Montréal. D’entrée de jeu, elle rencontre un bonhomme généreux mais distrait qui perd son portefeuille ; Alice, jeune fille bien élevée, veut le lui rendre. Mais Charles, (c’est son nom, et il est mathématicien) s’enfuit après avoir bégayé qu’il est en retard. Elle le suit dans le métro ; il descend à une station bizarre, délabrée, sans nom lisible, et pourvue d’un préposé au guichet des plus curieux, qui s’emploie à visionner des films pornos dans sa cabine. Toujours à la suite du fugitif pressé, Alice se retrouve dans un quartier bien ordinaire et une rue Dogdson où a tourné le Charles en question. S’y dresse un immeuble rouge – pas en briques, mais peint en rouge – bordel, night-club, piquerie ? Il y a aussi un immeuble à logements meublés, miteux, mais pourquoi pas ? Alice s’y trouve un appartement, même si le mari de la logeuse est en train de peindre leur appartement en rouge vif. Et elle change son nom bien sage d’Alice Rivard en « Aliss », câliss.
Toujours en accord avec la narratologie par numéros, comme nous le souligne le metteur en scène, les chapitres suivants devraient nous faire rencontrer le reste des personnages, amis ou ennemis, on n’en sait encore rien – et cette ambiguïté durera jusqu’au bout. La galerie de grotesques et de bizarres se peuple en effet peu à peu : un jeune gars cuir « cute à mort » (Mario, qui deviendra l’amant d’Aliss) ; la serrurière d’en face, Madame Letendre, une femme sympathique et vaguement familière à Alice, qui parle en laissant tomber des voyelles de façon aléatoire (un effet purement visuel dans le texte : les mots sont imprononçables) ; Verrue, un vieillard dans un état de délabrement physique avancé, drogué, amateur de CD ringards, qui ne bouge pas de l’endroit où il est assis, consomme toute sa nourriture pulvérisée au mixeur et, considérant son corps présent comme un cocon, attend de devenir un papillon (Aliss ira faire ses courses, moyennant un approvisionnement constant en hasch) ; le duo inquiétant des tueurs de chats (pour commencer), Chair et Bone, l’un habillé genre XIXe siècle, redingote, haut-de-forme, canne à pommeau, l’autre de façon plus moderne, en espadrilles ; Hugo et Micha, autre duo, homme-femme celui-là, doué pour les dialogues absurdes.
Aliss finira par aller travailler dans l’immeuble rouge, Chez Andromaque, un club hard, où danseurs et danseuses hétéros et homos ne font pas semblant quand ils copulent sur scène. La propriétaire, Andromaque, une superbe noire pourvue d’un bébé qui visiblement la dérange beaucoup, parle joual en désopilants alexandrins. On entendra aussi parler de la Reine, qui semble régner sur toute cette faune avec une main de fer, et du Palais où elle vit, l’endroit in où il faut être invité et où Aliss se donnera un mal fou pour pénétrer – non sans conséquences graves. Il y a Mickey et Minnie, un couple sado-maso (Mickey, ancien prof de cégep, fera l’éducation finale d’Aliss, en l’initiant à Sade.) Et il y a Chess, dont le sourire disparaît après lui, quasi-squelette énigmatique que tout le monde semble craindre. Sans oublier les deux drogues qui rythment l’existence d’Aliss, vers la fin, la Micro et la Macro : en gros, la première rend introverti-paranoïaque, la seconde extroverti-mégalomane, avec effets physiques très prononcés (dans une scène truculente, Verrue blessé se fera amputer une jambe après avoir pris une surdose de Micro, pour s’insensibiliser à la douleur).
Je ne ferai pas plus longtemps la description-mode d’emploi du matériau ; on aura reconnu au passage les dérives par rapport à Alice au pays des merveilles, il y en a bien d’autres, elles sont toutes bien trouvées, jamais gratuites quoique tordues, et foncièrement hilarantes (le choc de la familière étrangeté…) – un contrepoint ironique inséparable des expériences de plus en plus horriblement crues dans lesquelles Aliss va être plongée.
Elle est passée de l’autre côté du miroir, bien loin de sa petite banlieue confortable. Mais il ne suffit évidemment pas de partir pour être « ailleurs ». Tout au début, Verrue lui demande qui elle est, une question qu’elle croit anodine, et elle ne sait que répondre. Par ailleurs, elle est pourtant torturée par le désir de trouver « la bonne question », celle qui la fera accepter au Palais, celle qui lui dira qu’elle est enfin arrivée au bout de sa quête. Elle va apprendre, en abandonnant une à une ses prudences et ses peurs raisonnables (à commencer par les condoms, pour passer ensuite à la danse nue, au sexe vénal puis aux drogues dures, et finir par le meurtre), poursuivant l’idée qu’elle s’est faite de la liberté et de la maîtrise en lisant (mal en effet) Ainsi parlait Zarathoustra. Changer de place dans sa tête prend plus longtemps que de changer de ligne de métro, et c’est à cette descente d’Aliss dans les abysses spirituels du « agir, foncer, aller au bout » que nous sommes conviés à assister. À la fin, au cours d’une longue orgie érotico-pornographique (assurant à elle seule le statut de livre-culte de ce roman auprès des cégépiens), Aliss doit choisir entre la Reine et Andromaque (l’ancienne reine, déchue), et elle choisit celle qu’elle pense la plus forte, la plus proche de la « surfemme » qu’elle désire devenir elle-même (on verra d’ailleurs la Reine éjaculer). La déconvenue sera rude : après une tuerie très spectaculaire (il y a des résistants à la Reine, menés par le joli Mario d’Aliss), Aliss se retrouve au banc des accusés dans un grand procès arrangé et se fait dire ses quatre vérités par la Reine déchaînée : oui, Aliss a lu Nietzche de travers ; Nietzche a dit « Deviens ce que tu es » et elle, a essayé de devenir ce qu’elle n’est pas ; elle n’est pas la surfemme, et la Reine non plus ; il faudrait citer toute la tirade de la page 504, qui rappelle la nature profondément morale du projet de Zarathoustra :
« […] le surhomme, y a une mission spirituelle, métaphysique ! Trouves-tu que je suis spirituelle moi ? Calvaire ! Pis le surhomme cherche un idéal humain, un absolu ! Un absolu, calice ! S’il est centré sur lui-même, c’est parce qu’il veut étendre ce principe pis cet état à tous les humains. Zarathoustra a des disciples, il enseigne […] pour créer un futur pis un homme meilleurs ! Meilleurs ! Penses-tu que ça m’intéresse, moi, que l’homme soit meilleur ? Que tous soient libres pis heureux ? Je m’en tabarnaque ! C’est moi qui dois être libre pis heureuse, pas les autres ! Penses-tu que j’ai des disciples ? J’ai des sujets, criss ! […] Pis, si je fais tout ce que je veux, si j’obtiens absolument tout ce que je désire, c’est pas par quête d’absolu, ni de liberté, ni d’idéal ! C’est par quête de pouvoir ! Du pouvoir ! Mon pouvoir ! »
On comprend mieux pourquoi Mickey s’est étendu si longuement sur Sade dans le chapitre précédent : ce sont les deux pôles philosophiques entre lesquels se débat le roman… Et finalement, le verdict de la Reine tombe, « sans aucun signe de moquerie » : « Tu es une fille intelligente […] mais les gens comme toi sont prévus dans la société de là-bas. Ils sont, si on veut, le Parti de l’opposition qui contribue au fonctionnement du système parce que, tout en brassant de la marde, ils s’intègrent […] ils veulent changer la formule. Pourtant, ils font partie de l’équation. »
Aliss est donc parfaitement… normale. Et condamnée à retourner parmi les gens normaux. Blessée par balle, en manque et complètement effondrée, Aliss retourne donc prendre le fameux métro qui seul permet de quitter l’envers du miroir (elle a essayé de partir à pied, deux fois, mais n’est jamais arrivée nulle part) ; en route, elle retrouve Charles, amateur coupable de petites filles, qui a renoncé pourtant à ses plaisirs et à ses pilules pour le cœur, et qui meurt en disant à Aliss « les rêves n’existent pas ». Aliss s’engouffre dans le métro, en plein délire, se retrouve dans Montréal, se fait demander son nom, « Alice… m’appelle Alice », et perd conscience.
Et, une fois le miroir ainsi traversé, nous en retrouvons le cadre : une autre série de clips radio – ou TV – avec les parents, le fiancé, les amies, qui nous montrent Aliss devenue ce qu’elle est, tout en laissant planer l’incertitude : ce séjour de quatre semaines en ville, qui a duré pour elle des mois, n’était-il après tout qu’un long et pénible trip de drogues ? Elle n’a jamais voulu rien dire, elle est allée en désintoxication… mais elle avait bien une balle dans la jambe. Et quand elle voit un papillon captif (Verrue a disparu dans des circonstances étranges, là-bas…), elle le libère en prononçant ces paroles mystérieuses : « Toutes les éclosions ne sont pas aussi réussies que la tienne… » Et elle vécut heureuse et eut beaucoup d’enfants. Fin.
J’ai aimé ce livre, que j’ai lu d’un trait. Cela ne veut pas dire qu’il est sans défauts : longueurs dans les dialogues, choix agaçants de leur registre roman-savon où le bruit l’emporte tellement trop sur l’information – et même si « c’est voulu » éventuellement, ce n’est pas une excuse pour un dosage romanesque qui m’a paru inadéquat ; incohérences dans les registres de langue (le maniement de la négation sans « ne » par la narratrice est à éclipses, mais ce peut être voulu aussi, « pour faire vrai ») ; des téléphonages un peu beaucoup voyants (le rôle et l’identité de la serrurière, les tentatives de fuites d’Aliss) ; et surtout l’émotivité à répétition, et souvent clichée, d’Aliss, à laquelle il est impossible d’échapper puisqu’elle est là en JE, mais à laquelle il est difficile de toujours adhérer (« C’est voulu, c’est voulu, les ados sont comme ça ! » dira-t-on peut-être ; à quoi je répondrais « on a écrit un roman ou un docudrame ? ») ; plus grave pour moi, un manque regrettable d’atmosphère dans les décors plantés là avec toute la subtilité d’une abréviation scénographique – en fait, tout passe par l’action, que ce soient les événements trépidants et spectaculaires ou l’action de parole que sont les innombrables dialogues ou les commentaires incessants d’Aliss (et pour cause, en JE). Les effets de longueur et de répétitions sont inhérents à ce choix.
Mais c’est aussi ce qui emporte finalement l’adhésion (en tout cas la mienne) : le côté torrentiel de la chose, que ce soit dans l’horreur, l’ironie, l’absurde ou le sérieux. Il y a là une passion, une conviction, quelque chose d’écorché, d’exigeant. Ce n’est pas pour rien qu’on se trimballe dans ce roman de Nietzche à Sade au travers de Lewis Carroll. Les questions posées, la façon dont on en met en scène les apories, la quête d’Aliss, tout cela, on le sent, a une urgence immédiate, personnelle, pour ce fameux metteur en scène anonyme qui nous apostrophe sarcastiquement au début des chapitres, ce narrateur premier de toute l’histoire en qui il est bien difficile de ne pas entendre la voix de Patrick Senécal lui-même. C’est sûrement ce qui fera le succès de ce roman auprès des « jeunes adultes » : les questions posées par Senécal, sorti depuis peu de cette classe d’âge mais qui s’en souvient encore bien, jeune prof de cégep et père de deux enfants, ce sont les questions essentielles qu’on se pose au sortir de l’adolescence – mais qu’on ne devrait peut-être jamais cesser de se poser : comment et quoi accepter, quand et pourquoi se révolter, comment s’intégrer et à quoi ? Entre moi et les autres, quels rapports ? Qui suis-je ?
Les réponses que propose Aliss à ces questions ne sont pas définitives, et parfois contradictoires, mais jamais légères, jamais gratuites. Senécal, à travers la parade de ses grotesques et de ses monstres, à travers l’humour, l’outré et l’absurde, prend toujours les questions au sérieux. C’est ce qui me fait apprécier ses récits. Le fantastique et l’horreur, aujourd’hui, sont trop souvent dégradés par un sensationnalisme primaire, racoleur et ultimement rassurant. Ce n’est pas le cas ici – l’ambiguïté de la finale est là pour le souligner. J’ai dit ailleurs, en parlant de Sur le seuil, le précédent roman de Senécal, que c’était un roman d’horreur métaphysique : il y s’agissait du problème du bien et du mal, rien de moins. C’est encore le cas dans Aliss, et de façon plus éclatante encore. Une si belle obstination mérite le respect, et indique une voix en train de s’affirmer. Et comme en plus on a un fun noir (littéralement) à lire le livre, malgré ses quelques défauts techniques, je tire à Senécal mon chapeau – qui n’est pas celui du Chapelier fou…
Élisabeth VONARBURG