Jean-Louis Trudel, Jonctions impossibles (SF)
Jean-Louis Trudel
Jonctions impossibles
Ottawa, du Vermillon, 2003, 144 p.
C’est un truisme d’écrire qu’un recueil de nouvelles s’avère souvent d’intérêt inégal. Par sa forme, par sa genèse même, il est un assemblage de textes (les Anglais traduisent d’ailleurs recueil par collection, à comprendre non pas comme une collection d’objets précieux mais comme le résultat d’un ramassage ou d’une cueillette – to collect). Selon le caractère avisé du choix, ou selon le hasard de la cueillette (disponibilité des droits, difficulté de « placer » un texte, stratégie face aux goûts de l’éditeur), on obtiendra une enfilade de pièces exquises, un ramassis de fonds de tiroirs, ou tout autre cas à mi-chemin entre ces extrêmes.
Le choix judicieux du bref et lyrique « Des anges sont tombés » comme texte d’ouverture m’avait fait escompter que Jonctions impossibles se classerait parmi les excellents recueils, ceux signés par des écrivains incapables d’écrire quoi que ce soit de médiocre ou de banal, ou encore ceux rassemblés par un éditeur connaissant parfaitement la bibliographie de l’auteur, ses talents, ses forces, les courants traversant son œuvre. « Chouette », me disais-je après ces quelques pages initiales, me rappelant les bonheurs de lectures procurés par des novellas comme « Scorpions dans le cercle du temps ». Hélas, sans être le ramassis évoqué dans mon introduction, Jonctions impossibles n’est pas non plus la collection de perles espérée (« collection » en français, cette fois). En faisant (manifestement) sa propre sélection, Trudel semble avoir retenu deux critères. Le premier nous assure la lecture de très bons textes, le second est responsable de l’ennui qui m’a saisi en cours de route.
Le premier critère semble avoir été de rassembler une bonne part de ce que Trudel a écrit en fantastique – sa version parfois singulière du fantastique, dont la science (du moins la pensée scientifique) n’est jamais exclue, sans toutefois brider son imagination. Dans cette poignée de textes se sont retrouvés, quand même, des titres relevant d’une SF légère : « Les Touristes », un concept classique (mais probablement neuf pour les profanes), ou encore « Jonction », qui tombe un peu à plat parce que trop cérébral.
Le second critère était déterminé par le choix de l’éditeur. Envoyant un manuscrit à une maison franco-ontarienne, Trudel (Franco-ontarien lui-même) y avait glissé tout ce qui portait le motif de ceinture fléchée, (très) perceptible en filigrane malgré un coloris futuriste ou contemporain. Ce sont ces textes-là qui m’ont fait passer de moins bons moments. Comme lorsqu’un inconnu bavard s’assoit à côté de vous dans l’autocar et qu’il vous inflige un soliloque sur l’état des choses « dans son temps ». (La nouvelle « Les Prairies, à l’oubli livrées », qui prend exactement cette forme, m’a tendu la perche de cette analogie.)
Nul doute que ces thématiques ont emporté l’adhésion de l’éditeur canadien-français et plairont au lecteur hors-Québec. « Report 323 : a Quebecois infiltration attempt », un des textes de Trudel qui a fait le plus de kilométrage, s’est vu assaisonné de quelques toponymes allusifs qui font sourire (Ville-Marois, Checkpoint Sheila). « L’Amour est une noyade » explore l’amertume d’un Amérindien de l’Outaouais, tandis que dans « Le Possédé », l’esprit de Louis Riel se glisse dans la tête d’un enfant de chœur franco-manitobain.
Ce lecteur-ci étouffait de discrets bâillements, comme quand un octogénaire vous inflige une fois de plus ses souvenirs de jeunesse ; seulement voilà, Trudel est encore dans la trentaine. On regarde sa montre à la sauvette, espérant qu’il passe à autre chose – à son excellente SF ou à sa variété si personnelle de fantastique lorsqu’elle n’est pas alourdie par son discours politico-historique.
Surnagent des exemples d’une très belle prose, comme « La clé du songe », variation trudélienne sur les enfers d’Esther Rochon, singulier hybride de fantastique biblique et de SF astrophysique. (Le motif récurrent des anges a d’ailleurs inspiré la couverture du recueil.) Des lecteurs qui ne connaîtraient Jean-Louis Trudel que par ses romans de science-fiction pour adolescents (les trois quarts de sa production livresque) ou encore par les nouvelles de SF pure et dure qu’il a publiées dans Solaris ou dans les revues et anthologies françaises, auront la surprise de découvrir un autre écrivain. Non pas que sa science-fiction soit dénuée d’images fortes – elle en regorge, au contraire – ou dépourvue de toute flambée imaginative – le cerveau de Trudel ne dort jamais, c’est bien connu. Mais disons que, appliqué au fantastique, ce talent donne des résultats parfois surprenants.
Si on reproche parfois aux auteurs du milieu un esprit de ghetto, ce recueil-ci, en tout cas, ciblant à l’évidence le lectorat francophone hors-Québec, aura le mérite d’être accessible aux profanes. Impeccablement écrit, il pourrait même se retrouver en lice pour le Trillium, un prix littéraire décerné par le gouvernement ontarien, pour lequel Trudel a été finaliste en 1997.
Daniel SERNINE