Natasha Beaulieu, L’Eau noire (Fa)
Natasha Beaulieu
L’Eau noire
Lévis, Alire, 2003, 403 p.
Ce second roman de l’auteure montréalaise Natasha Beaulieu est très précisément la suite de L’Ange écarlate, publié en l’an 2000. J’écris « très exactement », car on se souvient que la finale du premier roman nous avait laissés un peu beaucoup en plan ; de fait, l’intrigue de ce livre (qui fera partie d’une trilogie, nous annonce l’éditeur) reprend aussitôt certains fils du premier tome, tout en offrant bien des nouveaux personnages et de nouveaux lieux, réels et imaginaires.
L’intrigue est touffue, et en faire un résumé satisfaisant m’apparaît aussi difficile et vain que de résumer la saison entière d’un téléroman. Aux lecteurs qui ont aimé L’Ange écarlate, je dis qu’ils ne peuvent pas se tromper en plongeant dans L’Eau noire, car ce roman est supérieur au premier sur à peu près tous les plans. Il est mieux écrit, plus subtil dans ses effets et dans son humour (élément essentiel chez Beaulieu pour alléger un matériau qui pourrait être indigeste sous d’autre plume). Le registre fantastique de ce second roman est également plus diversifié : certains passages particulièrement évocateurs, comme la rencontre de Jack Tee avec la Prédatrice, flirte même avec la fantasy.
Quant aux lecteurs qui ne connaissent pas l’œuvre mystérieuse, sensuelle et troublante de Natasha Beaulieu… eh bien, mettons les choses au clair. S’ils s’attendent à lire une histoire carrée, en trois actes, s’ils veulent être emportés par un suspense trépidant, ils risquent d’être surpris, déçus, peut-être même médusés, par la lecture de L’Eau noire. Ils doivent plutôt se préparer à une plongée en eau profonde, sans beaucoup de repères. Certes, une bonne partie du roman se déroule à Montréal et à Londres, mais les chemins qui mènent à Kaguesna, Penlocke et à la Cité sans Nom ont l’arbitraire et l’insubstantialité des rêves. Les repères psychologiques sont tout aussi embrouillés. Si on retrouve quelques rares personnes « normales » à Montréal – François Moreau, son père et Guy Leblond, le médecin légiste – tous les autres personnages – et Stick, Randy, Mercury Chesterfield, David Fox, Jack Tee sont littéralement des « personnages » – sont des êtres d’exception, d’une nature imprécise, qui portent un masque ou souffrent à des degrés divers d’amnésie. Un seul a une sœur, François Moreau, et c’est un des personnages les plus ancrés dans notre réalité consensuelle : presque tous les autres se posent des questions existentielles sur ce caractère d’unicité. Un motif obsessionnel unit toutes ces intrigues entrecroisées, la recherche de celui ou celle qui comblera ce vide de l’unicité.
L’essentiel de « l’action » de L’Eau noire est donc ce ballet de personnages qui se cherchent, se séduisent, baisent (beaucoup !), se révèlent l’un à l’autre, révélations à tiroirs, presque toujours, puisque les « explications » renvoient à d’autres mystères. Nous sommes très loin du fantastique rationalisé d’un Stephen King, ce qui n’empêche pas l’univers de Natasha Beaulieu de présenter une remarquable cohérence stylistique et thématique depuis la publication en 1991 de sa première nouvelle intitulée « La Cité de Niba » (imagine… 56) – déjà une cité, n’est-ce pas ?
Je serai prudent avant de m’engager plus profondément en terrain psychocritique, car Natasha Beaulieu reprend sans trop se gêner un important bagage iconographique venu de la télévision et de la bande dessinée. Je trouve tout de même intéressant de retrouver, sous une surface parfois kitch, toutes ces obsessions dans la plume d’une enfant unique, née un 29 février de surcroît ! L’œuvre devrait fournir assez de matériau fantasmatique pour occuper un département complet de critique littéraire.
Mais je ne suis pas convaincu que l’auteure se préoccupe de ces questions. « Qui m’aime me suive », semble-t-elle dire. Ce que je fais et ferai lorsque paraîtra le troisième tome de la série qui, je n’en doute pas, saura encore me surprendre.
Joël CHAMPETIER