Francine Pelletier, Les Jours de l’ombre (SF)
Francine Pelletier
Les Jours de l’ombre
Lévis, Alire, 2004, 306 p.
On attendait avec impatience le nouveau roman pour adultes de Francine Pelletier. On ne sera pas déçu.
Sha’Ema, une jeune pelissière, a perdu sa mère dans un accident – ou un meurtre. Elle en connaît la raison : sa mère était une « impure », il lui poussait sur le corps quelque chose qui n’aurait pas dû y être. C’est que les habitants d’Og’umbi se sont unis autrefois à des Akae, des envahisseurs non humains, dupés par l’apparence humaine empruntée par ceux-ci. Ces envahisseurs ont été repoussés, mais des monstruosités se révèlent depuis dans la population, férocement pourchassées par les prêtres. Or un œil commence à pousser sous un sein d’Ema. Elle sait ne pouvoir compter ni sur son père ni sur son frère et décide donc de s’enfuir en se joignant à une troupe de forains et comédiens qui viennent de passer dans son village montgnard. Ils l’accueillent volontiers, même Nosh, une créature couverte de fourrure qu’ils dissimulent aux normaux, et qui, malgré ses réticences, finit par devenir son ami. Pendant le voyage qui les conduit d’abord à la ville de Gaveneau, l’œil d’Ema, qui « mûrit » lentement, lui donne d’étranges visions, mêlées de voix. Cela ne l’empêche pas de trouver du travail chez un cordonnier, tout en continuant à fréquenter ses amis comédiens. Une dispute parmi ceux-ci en pousse une partie à quitter la ville et Ema les suit. Elle est engagée avec eux dans un cirque, où elle rencontre Herblé, une créature à moitié humaine et à moitié autre chose, avec laquelle elle fait un numéro de cirque – mais lors de la représentation, le malheureux Herblé perd tout contrôle, entend des voix, et commence à se transformer sur scène ; un spectateur horrifié et outragé le tue sur place. Ema se sent coupable – elle pense qu’il existe un rapport entre elle et cette métamorphose, mais elle ignore lequel. Une fois à Vassilor, elle est engagée par un maître-couturier de haute gamme qui apprécie son travail du cuir et, pour se trouver un logement correct (ils sont réservés aux étudiants), elle va s’inscrire à un cours de l’Université – un débat sur la nature des Akae. Elle rencontre ainsi Perle, la fille du seigneur de la ville, ainsi que les professeurs Saramo et Valère, qui défendent des théories bien intéressantes sur les fameux envahisseurs, lesquels n’en seraient pas selon eux. À partir de là, et tandis qu’Ema apprend à contrôler son œil définitivement ouvert afin de ne pas se trahir malencontreusement, les découvertes se succèdent, et elles finissent par ramener Ema dans des montagnes, où se trouve peut-être la vérité, ou une vérité, sur les Akae et leurs relations avec les habitants d’Og’umbi.
Ainsi résumé, Les Jours de l’ombre semble suivre le schéma habituel des récits de quête, avec comme variante le fait que le protagoniste principal est une femme au lieu d’un homme – souvent une garantie qu’il s’agira d’une quête plus spirituelle que matérielle, même si aventures et péripéties ne font pas défaut. Mais l’écrivaine, comme Dieu, est dans les détails, et ce sont eux qui donnent au récit sa profondeur – sans oublier son charme discret mais pénétrant. Avec habileté, sans jamais insister, le texte nous fait entrer dans le monde d’Ema, avec toutes ses dissonances essentielles à l’intrigue – les noms propres, par exemple, évidemment d’origine double, un motif qui sera repris de façon très SF (on va faire de l’exo-linguistique) dans la deuxième partie du livre. Mais il y aussi cette scène, assez rapide, où l’on constate que les Og’umbiens, que nous lisions comme physiquement humains depuis le début, sont d’une autre nature. Ou encore (et ici la dissonance joue plusieurs rôles) la façon dont, à l’arrière-plan de l’intrigue, les personnages ont des relations érotiques avec des partenaires de l’un ou l’autre sexe sans que cela fasse l’objet d’une sanction sociale, ni même d’un intérêt particulier ; ou encore la sexualité sans problème ni réticence d’Ema (même si elle tombe amoureuse d’une façon encore bien reconnaissable pour des lecteurs de romance). La subversion vous prend en douceur, mais n’en est pas moins efficace. On en apprécie davantage la révélation finale, très SF et très poignante à la fois.
On remarque d’ailleurs que le roman est dédié à Esther Rochon « qui voulait que j’ouvre les ailes ». Si l’on connaît l’œuvre de Rochon, sa spiritualité, sa poésie, sa fantaisie aussi, on ne peut laisser passer cette dédicace. Et pourtant, ce ne sont pas des ailes qui poussent à Ema (motif-métaphore aussi fréquent dans la SF que dans la fantasy), mais un œil. Et de fait, pendant une bonne partie du roman, une fois fait le premier pas qui l’arrache à sa famille, et le second qui lui fait suivre les comédiens dissidents, Ema est une spectatrice, plus agie qu’agissante. Certes, elle n’en pense pas moins même si elle ne dit pas grand-chose – elle porte des jugements lucides sur ses compagnons, par exemple, dans leurs relations entre eux ou avec autrui, et elle voit clairement les mécanismes sociaux à l’œuvre parmi les grands de son monde avec qui elle est amenée à frayer de par son métier et surtout son amitié avec Perle. Mais elle semble se laisser porter par les événements plus qu’elle ne les provoque – et pourtant, on constate qu’elle est bel et bien l’attracteur étrange autour duquel tourne toute l’intrigue. Et finalement, une fois complètes les révélations de l’œil, elle va « ouvrir les ailes », en vérité, non pour s’échapper ou pour planer loin des contingences du monde, pour y plonger, au contraire, et y agir.
Mais ce qui propulse Ema dans l’action, à la toute dernière page du roman – et que ce soit la finale en marque l’importance dans la structure générale du récit, ce n’est pas la plénitude paisible du savoir, ni la calme certitude d’une mission, même si Ema s’en trouve une ; c’est la colère, la rage, le chagrin. Ses actions futures seront violentes, agressives, et manipulatrices s’il le faut (non, on n’est pas tout à fait dans un roman de Rochon !). Des émotions et un registre inhabituels chez Pelletier, dont les personnages sont d’ordinaire plus calmes – ou devrait-on dire plus réprimés ? Malgré la mort brutale de sa mère, malgré le danger qui plane sur elle, malgré les arrachements successifs auxquels elle est soumise, comme presque tous les personnages de Francine Pelletier, Ema n’est jamais un personnage sombre et romantiquement déchiré. Et voilà que cela change, à la toute fin de ce roman. Le professeur Saramo propose pourtant un autre modèle d’action, dans la patience, la persuasion douce et lente, le réformisme progressif, la non-violence…
On pourrait faire une lecture politiquement québécoise de ce roman, mais je vais laisser cela aux universitaires dont c’est l’intérêt plus pressant. Le mythe personnel de chaque auteur ne s’élabore évidemment pas dans le vide, mais dans une navette incessante entre « l’intérieur » et « l’extérieur » – famille, classe, société, culture, et enfin le monde tout entier… avec son subconscient (plutôt qu’inconscient) collectif. Car il conviendrait ici de se demander quelle est « l’ombre » dont parle le titre. Il ne s’agit pas seulement des voiles du non-savoir qui « obscurcissent » le regard spirituel/ physique d’Ema, ni même de la pénombre très réelle de la grotte où aura lieu la révélation. C’est avec Nosh, l’homme-bête qui vit la nuit et se cache le jour, qu’Ema y entre, dans cette grotte. Pour une confrontation d’une part avec un vrai monstre (un prêtre fou de haine) et d’autre part avec la figure de l’aïeul tutélaire (Saramo). Et c’est à cause de Nosh qu’Ema va embrasser sa part d’ombre (ici plus Animus que Id, semblerait-il) plutôt que la sagesse paisible, trop passive, du vieillard super-ego… Bref, quel que soit le mythe personnel de Francine Pelletier, on sent qu’il s’y élabore désormais de nouvelles figures, et l’on attend avec impatience et intérêt les prochaines histoires où elles se déploieront.
Élisabeth VONARBURG