Michaël La Chance, Capture totale
Michaël La Chance
Capture totale. Matrix, mythologie de la cyberculture.
Laval, Les Presses de l’Université Laval, 2006, 200 p.
« La première Matrice que j’ai conçue possédait une perfection naturelle, c’était une œuvre d’art, sans défaut et sublime. Un triomphe qui n’avait d’égal que son échec monumental. Le caractère inévitable de sa défaite m’apparaît clairement aujourd’hui comme une conséquence de l’imperfection inhérente à chaque être humain. »
L’Architecte, The Matrix : Reloaded
J’ai depuis longtemps cessé de m’étonner de la quantité impressionnante d’essais consacrés aux succès commerciaux de la télévision et du cinéma, qu’il s’agisse de Buffy, des X-Files ou d’Alien. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, loin de s’arrêter sur l’aspect bassement mercantile de ces œuvres, des universitaires n’hésitent pas à s’en inspirer pour examiner à la fois les thèmes qu’elles abordent et l’impact qu’elles ont sur le public.
Des Presses de l’Université Laval nous provient Capture totale. Matrix, mythologie de la cyberculture de Michaël La Chance, un ouvrage touffu malgré ses 200 pages, proposant une réflexion philosophique sur les technologies et l’industrie du divertissement. À la base, cette démonstration s’appuie essentiellement sur l’univers Matrix (la trilogie, l’animé, le jeu vidéo). Les idées que nous assènent les frères Wachowski créent une formidable mise en abyme de notre société et des rapports qu’elle entretient avec la consommation et le spectacle, « ces deux industries devenues indissociables » et derrière lesquelles « prend place une régression de masse ».
Détail à souligner, la vulgarisation n’étant pas le point fort de l’auteur, l’essai ne s’adresse pas au lecteur lambda, qui pourrait se décourager devant le jargon universitaire sibyllin. (Je me méfierais même d’un critique littéraire qui prétendrait avoir tout compris de Capture totale !) Néanmoins, malgré leur caractère parfois hermétique, plusieurs concepts abordés dans l’ouvrage jettent un éclairage nouveau sur la trilogie, sur le pourquoi et le comment de ses retournements de situation, sur les choix esthétiques des créateurs, et sur la signification réelle des scènes virtuelles (pensons au Burly Brawl). L’un des premiers chapitres s’intéresse à la réception mitigée que The Matrix aurait eue auprès d’un certain public européen (sur le forum de Libération pour ne pas le nommer). Ces films qui dénoncent l’hégémonie de l’illusion créée par les machines ont été perçus comme une manifestation de l’hégémonie hollywoodienne, qui tente de supplanter les cultures nationales et leurs particularismes à coup d’effets spéciaux. Faut-il le souligner, dans les productions hollywoodiennes, l’acteur est peu à peu remplacé par un duplicata virtuel.
La synergie du cinéma, de la télévision et des jeux vidéo provoquerait-elle un effet de sape sur l’esprit l’humain en le plongeant dans un état de stupeur perpétuelle, une sorte de rêve éveillé ? Cette stupeur, on l’imagine, se vendrait à prix fort et à un rythme effréné. « La société serait ainsi devenue une gigantesque batterie de cuves pour cerveaux prothésés, un complexe industriel de production de l’humanité dans des camps de contemplation… » (p. 130). Dans un pareil contexte, la télécommande représente un instrument de contrôle donnant l’illusion d’un choix. Et, de plus en plus, l’image cinématographique se substitue à la pensée.
Si l’essai repose en grande partie sur l’univers Matrix, des parallèles sont aussi établis avec des films de science-fiction comme Logan’s Run, The Forgotten, The Island, The Manchurian Candidate, etc. On aborde le thème des apparences sous l’angle technologique, celui de l’intelligence artificielle qui se réplique (le Mème) pour créer un monde virtuel sans couture. D’autres considérations entrent en jeu, comme la machine de Turing ou la singularité de Vinge par exemple, le tout ponctué de citations philosophiques. Bref, un essai qui s’adresse à ceux qui souhaitent voir au-delà de l’image.
Laurine SPEHNER