Jean-Pierre April, Les Ensauvagés (Hy)
Jean-Pierre April
Les Ensauvagés
Montréal, XYZ éditeur (Romanichels), 2006, 332 p.
Après sa démission publique de la « paralittérature » et une décennie de silence littéraire, Jean-Pierre April revient sur la scène par le biais d’une forme romanesque dite réaliste : Les Ensauvagés. Si ce texte ne s’insère pas aisément dans le cadre pur et dur du genre fantastique, et encore moins dans celui de la SF qu’il pratiquait jadis (dans le sens heinleinien de la « speculative fiction », l’auteur nous le préciserait), il témoigne néanmoins d’une altérité foncière, d’un imaginaire hybride qui frôle plutôt le réalisme magique et le merveilleux, épicé de polar, pour explorer l’insolite dans les totems et les tabous de personnages ensauvagés à la rencontre (et à l’encontre) de la civilisation. Pourtant, l’auteur se dispense de l’effet fantastique lors du dénouement. Il s’agit à la longue d’« une énigme résolue [nous soulignons] qui trouve son origine au cœur de l’inceste et de la démence » (verso).
En 1948, après la curieuse apparition de trois enfants ensauvagés à la gare de Rivière-du-Loup, le docteur Alexandre Paradis, un célibataire endurci qui les prend sous sa responsabilité avant de les laisser aux soins de sa nièce – pucelle adolescente trop désirable –, quitte la ville pour franchir la terra incognita de Tchacabuse, au cœur du Témiscouata. En quête de la parenté des jeunes, il recherche à la fois ses propres origines. Dans cet arrière-pays, dont un souvenir étrangement familier le hante depuis son enfance incertaine, Paradis se trouve confronté à des mœurs tout à fait différentes des siennes, désorienté sur les plans de la langue, de l’histoire et de l’idéologie. À la suite d’un long trajet – une sorte d’expérience d’ensauvagement ou de descente aux enfers –, il arrive à affronter le redoutable Raham, homme furieux qui s’est autoproclamé messie de Jahvé, régnant comme un despote sur les quelques malheureux consanguins de ce monde anormal. Vivant « entre deux mondes, une patte dans le mythe, l’autre dans la réalité la plus crue » (p. 141), et veillant en tout temps sur sa famille clandestine, par le truchement de son omniprésent « œil d’or dans le triangle de feu vert dans le ciel » (p. 11), le messie croit assurer l’asservissement de ses victimes, à savoir sa sœur/femme qu’il a privée de langue (dans les deux sens) et ses neuf enfants issus de cet inceste, dont les trois évadés à Rivière-du-Loup. Paradis découvre petit à petit la logique paranoïaque et narcissique du royaume de Raham, qui craint l’empiétement contaminant des viles mœurs de la ville – à l’exception près de son alcool désaltérant – dans son terroir sacré.
Mais, cette (r)encontre de la civilisation et de la sauvagerie – représentées d’une part par un homme dit rationnel, et de l’autre par un faux prophète fou – va au-delà et en deçà des normes institutionnelles de la société qui se heurtent à l’archétype inouï qu’incarne Tchacabuse. Le récit témoigne également d’un curieux rapport hiérarchique entre les êtres humains et les animaux, tantôt celui d’une violence primale où la nature souffre des caprices des hommes en proie aux excès, tantôt celui d’une louange de l’harmonie transcendante qui lierait le lyrisme humain et la grâce aérienne, une élévation en contrepoids du premier rapport. Ainsi, Zac, fils bossu et idiot de Raham, viole et tue les ourses (on ne sait trop dans quel ordre), se revêtant par la suite de leurs dépouilles. Pour ce qui est du deuxième rapport, Élaï, fille maintes fois victime des viols de ce même père, s’évade provisoirement de cette bêtise humaine en domestiquant des oiseaux par une communication psychokinésique, cherchant à devenir autre par une étrange sorte de métamorphose, à la fois mystique, cognitive et physique. Ces thèmes d’apprivoisement et d’ensauvagement sous-tendent toute l’œuvre, créant des mises en abyme qui problématisent surtout la dynamique des diverses conditions existentielles explorées dans le récit.
Plusieurs allégories, relevant d’histoires parallèles à celles du Québec et d’ailleurs, peuvent être décelées à partir de cette confrontation entre des idéologies diamétralement opposées. Il y a immanquablement exploration de la religion et de la colonisation, pour ne faire allusion qu’à deux phénomènes saillants. Plus particulièrement, nous ne serons ni les premiers ni les derniers à voir dans ce récit une version aux allures du réalisme magique de l’histoire inquiétante de Moïse Thériault : la croyance inconditionnelle en la littéralité de la Bible, interprétée et contournée selon le désir endoctrinant du messie, figure au premier plan « ancientestamentesque » (p. 282) du projet de Raham.
Pourtant, il ne s’agit pas d’une simple polémique dénuée d’autocritique, car cette quête d’identité qui mène un civilisé laïc au cœur dépaysant de la sauvagerie religieuse, et par là au cœur de soi, met en relief la complexité des frontières mêmes qui distinguent les bonnes mœurs de l’immoralité ou de l’amoralité. L’humour et l’ironie ne manquent pas non plus d’intervenir dans ce roman, non pour alléger le poids de la matière sérieuse dont l’œuvre fait l’objet, mais pour dégager « l’obscurantisme » (p. 206) de toute idéologie fixe.
Nous voilà donc à la genèse de la prochaine incarnation créatrice de cet auteur aux genres diversifiés. L’approche renouvelée d’April est marquée d’une prosalité plus soignée et d’une exploration plus approfondie des personnages, assurant une lecture très séduisante. Nous témoignons aussi, en dépit de quelques brouillages qui s’élucident au fil du texte, d’une linéarité narrative sans précédent chez un auteur qui se distinguait jusqu’alors par des trames labyrinthiques. Cependant, il y a toujours un certain baroquisme ludique, en partie sur le plan des étranges proximités entre les personnages, mais surtout en regard de l’affection pour les jeux de mots (« la mise en scène de la mise enceinte » (p. 255), par exemple) et les néologismes, très répandus dans l’œuvre d’April. En exploitant minutieusement les thèmes de l’inceste et de la démence, et surtout le travail rhétorique qui les véhicule, April révèle l’importance continue des registres symboliques qui influent sur la façon dont se conçoit le réel.
Ainsi, les lecteurs des littératures de l’imaginaire en général et de l’œuvre d’April en particulier se régaleront de cette nouvelle parution inattendue pour la plupart. Les non-initiés, quant à eux, y trouveront une esthétique hybride à la fois originale et accessible. Les Ensauvagés n’étant que le premier de plusieurs projets envisagés, le nouveau volet littéraire aprilien s’avère prometteur.
Nicholas SERRUYS