Esther Rochon, La Dragonne de l’aurore (Hy)
Esther Rochon
La Dragonne de l’aurore
Lévis, Alire (Romans 123), 2009, 463 p.
Il est des Autres et des Ailleurs plus discrètement symboliques que des planètes lointaines et des humains métamorphosés, mais leur résonance dans l’imaginaire des lecteurs auxquels ils sont destinés leur confère néanmoins une intense réalité seconde. C’est le cas de toute l’œuvre d’Esther Rochon. On réédite chez Alire L’Espace du diamant, originellement publié à La Pleine Lune et nous retrouvons ici le ton inimitable de l’auteure, qui emprunte avec la plus aimable désinvolture à la SF, à la fantasy, au fantastique et à la littérature ordinaire et en réussit à chaque fois la fusion avec une aisance déconcertante, faisant se côtoyer les plus splendides envolées poético-mystiques avec des considérations d’un humour souvent piquant. (Sutherland, après une maladie presque mortelle : « Je deviens fou, et je conquiers le cœur des Asvens ; je deviens paralysé et je conquiers celui des Cathades. Il ne me reste plus qu’à mourir et je serai le maître du monde. Dire que certaines personnes se donnent tant de mal… »).
Si on veut considérer ce roman comme la conclusion de ce qui est devenu le « cycle de Vrénalik », c’est une conclusion extrêmement ouverte, car il se passe après et fait rebondir plusieurs personnages dans un lieu tout différent, donnant ainsi une inflexion nouvelle à tout ce qui l’a précédé. Car enfin, que se passe-t-il après laréalisation de la prophétie qui libère un pays ? Ce n’est pas tout d’être libre, il faut vivre avec cette liberté, il faut en faire quelque chose. Et que deviennent les héros, lorsque leur épopée est derrière eux ? Nous retrouvons donc le jayènn Taïm Sutherland, l’ancien chef de Vrénalik, Strénid, la sorcière Anar Vranengal et quelques autres, après. Ils errent pendant un temps, décrochage nécessaire pour assimiler et dépasser leur intimité brûlante avec des mythes ancestraux. Ainsi, Strénid vit longuement à Ister-Inga, dans le Sud du Nord de Rochon – Montréal : pour lui, notre culture est un Ailleurs et un Autrement dont il jouit avec volupté (alors que pour Anar Vranengal et Taïm Sutherland, c’est une expérience plutôt pénible) : coexistence foudroyante, et éclairante, de l’espace-temps de la fantasy et de notre ici-et-maintenant, téléphones, permis de conduire et magie ! Mais ils finissent par se retrouver au Cathadial, petit pays secret enfermé dans ses montagnes, une utopie communautaire où Strénid veut déménager le peuple asven. Le terme « utopie » peut susciter des réflexes inadéquats : rien de rigide ni d’autoritaire dans l’utopie rochonienne, mais de l’humour, encore, beaucoup de souplesse, et un côté pragmatique, voire terre à terre, des plus réjouissants ; à côté de cela, cette société a des aspects aussi déroutants pour nous que pour Taïm Sutherland ; par exemple, un des arts qu’on y pratique est le « laisser mourir » – la version rochonienne du droit non pas à la paresse de Paul Lafargue, mais à un nécessaire lâcher-prise plus oriental qu’occidental ; on se rappelle alors que l’auteure est une pratiquante éclairée du bouddhisme tibétain. Par ailleurs, les Cathades ne sont pas des égoïstes heureux dans leur petit cercle magiquement bien protégé. L’énergie de la tendresse (le mot revient souvent), de la bonté, de la droite et juste simplicité, est contagieuse et, lorsque Sutherland donne son allégeance (par contrat signé !) à l’empereur Othoum, c’est « pour le bien de tous les êtres ».
La troisième partie du roman bascule à nouveau dans le mythe et la magie qui en constituaient, avec les souvenirs de Strénid, l’ouverture. Anar Vranengal, qui se partage les parties en JE du récit avec celui-ci, va réveiller en pleine mer l’ombre du Rêveur Shaskath, origine de la malédiction qui pesait sur l’Archipel Noir, et lui offre d’émigrer avec elle, ce qu’il finit par accepter en la possédant par intermittences. Et Taïm Sutherland, avec le couple royal du Cathadial, Othoum et son épouse Solune, rencontre la Dragonne de l’Aurore l’énergie même qui traverse le monde, ce qui nous vaut des passages d’une extraordinaire et exaltante beauté.
Et pourtant, la magie a été remise auparavant à sa place avec verdeur (si l’on peut dire, de par son nom) par Jouskilliant Green, personnage issu du passé de la sorcière Anar Vranengal : visité par elle, il lui déclare sans ambages que sa magie est une illusion, ce qu’elle accepte avec équanimité en s’en allant, remarquant que son fils Carguèn « (…) semble irrité. Peut-être vient-il de se rendre compte que, tel que son père [Strénid] et nous tous, y compris Jouskilliant Green, il pourra être confronté à plusieurs manières contradictoires de voir le monde. » Mais le miracle rochonien, encore à l’œuvre ici, c’est que ces manières de voir ne nous semblent pas contradictoires mais – honneur au Tao – complémentaires, nécessaires à un équilibre transcendant les oppositions apparentes.
Je parlais plus haut des lecteurs ; ceux auxquels est destiné ce livre, ce sont d’abord les Québécois, pour qui les résonances que j’évoquais au début, politiques, sociales, historiques, se présentent de manière parfois inattendue à bien des détours de l’intrigue. Et il y aura aussi ceux qui vivent un exil, quel qu’il soit, et qui peuvent comprendre ici que cet exil, cette solitude dans l’Ailleurs, est la condition essentielle de l’être humain en ce monde selon Rochon, ce à partir de quoi on peut être ensemble avec les Autres. Mais surtout, comme le reste de l’œuvre rochonienne, ce texte parlera à tous ceux qui, dans leur petit coin, sans poses et sans fanfare, s’essaient simplement à l’humble magie d’être mieux humains. Tous ces Rêveurs au jour le jour, sans qui l’avenir n’existera pas – ou si mal.
Élisabeth VONARBURG