Élisabeth Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux (SF)
Élisabeth Vonarburg
Les Voyageurs malgré eux
Lévis, Alire (Romans 124), 2009, 560 p.
Après avoir connu un vif succès avec Reine de Mémoire, sa magnifique saga de fantasy historique, Élisabeth Vonarburg revient à la science-fiction le temps de revisiter un de ses classiques, Les Voyageurs malgré eux. Publiée il y a quinze ans déjà dans la collection Sextant, chez Québec Amérique, l’édition originale du roman a remporté en 1996 le prix Aurora en plus d’avoir été finaliste, en 1995, au prix Philip K. Dick. La nouvelle mouture parue dernièrement aux éditions Alire en constitue la « version définitive ».
D’emblée, un aveu de ma part s’impose : je n’ai jamais lu la version originale du roman. Aussi m’est-il impossible de juger des remaniements opérés par l’auteure. Je suis néanmoins convaincu que Les Voyageurs malgré eux, par l’univers complexe et fascinant qui y est mis en place de même que par les thèmes qui y sont abordés (la quête d’identité, la présence francophone en Amérique, la discrimination sous toutes ses formes, etc.), demeure aussi poignant et actuel que lors de sa première publication. Quelle œuvre captivante, en effet, que celle-ci !
Le roman se situe dans un passé plutôt récent, l’hiver de 1988-1989, et gravite principalement autour de Catherine Rhymer, 43 ans, une Québécoise d’origine française enseignant la littérature à l’unique collège francophone de la province de Québec – ou plutôt de l’Eastern Canada. On l’aura compris, Catherine habite une « Nord-Amérique » bien différente de la nôtre. Depuis la fin du conflit canado-américain de 1868-1888, il n’y reste plus que trois zones francophones : la Louisiane, l’Enclave de Montreal-City (sorte d’État/ghetto instauré par le gouvernement canadien afin d’éviter les débordements), et le mythique Royaume des Sags (Saguenéens). À propos de Montréal, signalons que la métropole – inondée – fait ici figure de « Venise de la Nord-Amérique », ses nombreux canaux étant gelés pendant la majeure partie de l’année. Les tensions entre francophones et anglophones atteignent leur paroxysme alors que les habitants de l’Enclave militent pour l’expansion de cette dernière. C’est à la vue de ses étudiants couverts d’ecchymoses et de bandages que Catherine constate l’ampleur du conflit ainsi que la brutalité des répressions des forces de l’ordre. En outre, l’enseignante doit conjuguer avec de troublants glissements de sa mémoire, la réalité correspondant de moins en moins à ses souvenirs. Comment peut-elle, par exemple, avoir oublié la mort de son propre père ? D’autre part, comment se fait-il que son médecin n’ait jamais entendu parler de Freud ou de la psychanalyse ? Pourquoi éprouve-t-elle le sentiment oppressant que quelque chose ne tourne pas rond ? Approchée par une agente du « Royaume indépendant du Nord », Catherine est associée bien malgré elle à un groupe de révolutionnaires accusés de vouloir renverser le gouvernement canadien. En quête d’explications, elle quittera inopinément l’Enclave de Montreal-City. Sa fuite la conduira tant à Quebec-City que chez les Sags, mais c’est dans le Grand Nord que Catherine lèvera enfin le voile sur l’ahurissante vérité. Ce qu’elle y découvrira sur son univers de même que sur sa propre identité fera basculer son existence à tout jamais.
Les Voyageurs malgré eux est non seulement un excellent roman de SF, mais un grand roman, point. Cette plongée dans un univers parallèle néanmoins si semblable au nôtre se révèle des plus captivantes, en partie parce qu’elle met en relief les angoisses, les luttes, les incongruités et les tabous de notre société québécoise contemporaine. Alors que la réalité de Catherine s’effrite à vue d’œil, le lecteur perd lui aussi ses repères et en vient rapidement à partager la déroute du personnage principal. Par ailleurs, l’alternance entre les rêves et les « visions » de Catherine et sa réalité de tous les jours confère au récit un rythme qui lui sied parfaitement.
Uchronique dans sa première partie, le roman est rattaché par son final à l’univers du « Pont » que connaissent bien les lecteurs d’Élisabeth Vonarburg. Aussi, plusieurs événements relatés dans le roman trouvent-ils leur source dans les nouvelles rédigées par l’écrivaine entre 1977 et 1986 et rééditées dans le recueil Le Jeu des coquilles de nautilus (Alire, 2003). Il n’est pas nécessaire, toutefois, d’avoir lu ces textes pour apprécier pleinement Les Voyageurs malgré eux. Signalons au passage que l’auteure publiera cet été, chez Alire, un troisième recueil intitulé Sang de pierre avant de plonger dans la rédaction d’une nouvelle trilogie de fantasy historique. Et rappelons en terminant que Vonarburg comptera parmi les invités d’honneur du Congrès mondial de science-fiction Anticipation, qui se tiendra à Montréal du 6 au 10 août 2009. Lorsqu’on connaît la richesse et le charme indéniables des univers mis en scène par l’écrivaine, on peut d’ores et déjà affirmer que les prochains mois seront bien garnis pour les amateurs de littératures de l’imaginaire !
François MARTIN