Laurent McAllister, Suprématie (SF)
Laurent McAllister
Suprématie
Paris, Bragelonne (Science-Fiction), 2009, 662 p.
On a beaucoup parlé du renouveau du space opera, ces dernières années, aussi bien en milieu anglophone que francophone. Il s’agit là indéniablement de la réponse de la SF comme littérature au succès démesuré de la SF médiatique, en particulier celle à grand spectacle sur les écrans de cinéma (ou de télé). Alors que cette dernière explore/exploite la démesure permise par les effets spéciaux au détriment des intrigues, des personnages et de la vraisemblance scientifique, la SF littéraire, en perte de vitesse constante dans le marché à cause de raisons trop diverses pour être abordées ici, a cherché à survivre en s’adaptant dans ce sous-genre du space opera au nouveau langage médiatique – ce qui paraît une impossible gageure, le médium écrit et le médium audiovisuel s’adressant à des registres psychiques différents. Va-t-elle ainsi y perdre son âme, ou du moins ce qui fait son prix, c’est-à-dire sa capacité de réflexion critique et d’audacieuse mais solide spéculation ? Dans certains cas oui. Le tout-venant du space opera écrit se contente d’enchaîner les péripéties explosives, avec des personnages en carton et des intrigues par numéros, sans jamais s’interroger sur ce qu’a de complaisant, voire de répugnant, l’étalage de la guerre et de la violence à l’échelle cosmique, avec son cortège d’holocaustes désinvoltes, parfois en une phrase ou deux, non seulement de peuples mais de planètes, de systèmes solaires, voire d’univers entiers.
J’étais donc un peu inquiète après avoir lu le quatrième de couverture de ce space opera, produit du « symbionyme » Laurent McAllister. Mes inquiétudes se sont rapidement calmées : il s’agit après tout d’Yves Meynard et de Jean-Louis Trudel, et ils ont prouvé par ailleurs, dans les nombreuses nouvelles qu’ils ont écrites ensemble, (voir aussi leur recueil de nouvelles Les Leçons de la cruauté, chez Alire) que leurs qualités individuelles (rigueur scientifique, poésie et sensibilité) sont toujours en synergie positive. C’est encore le cas ici.
L’univers où se déroule le récit appartient à Jean-Louis Trudel, qui l’a exploré dans ses nombreux romans pour jeunes et dans plusieurs nouvelles pour adultes. Les Suprémates, depuis des siècles, se sont lancés à la conquête de la galaxie colonisée par les humains venus de la légendaire Erd. Les filtres de réalité qu’ils imposent aux conquis amènent ceux-ci à penser comme eux, et tous de la même façon ; finis les affrontements, les contradictions, la révolte – la liberté. La paix règne dans l’empire suprémate – mais à quel prix, puisqu’il faut se soumettre ou être éradiqué ? Et pourtant, certains se révoltent, la contradiction entre la réalité de leurs expériences et celle des filtres étant parfois trop massive. Alcaino est l’un d’entre eux. Dissident natif de Canterna, la planète mère des Suprémates, il a réussi à s’échapper d’un de leurs terribles navires-prisons, avec quelques autres. Et, même si on lui a arraché tous ses implants de Suprémate, qui en faisaient un « branché » aux capacités plus qu’humaines, il a fini par devenir capitaine mercenaire du Doukh, une des dernières gigantesques nefs de guerre construites par une race surpuissante, qui est pourtant censée avoir fui devant les Suprémates. La plupart des membres de l’équipage haïssent les Suprémates autant que lui, et ils ne manquent jamais une occasion de leur infliger des dommages. Aussi, lorsque la Ville d’Art, une planète qui vit par et pour l’Art – expression ultime de la liberté et de l’humanité – fait appel aux services du Doukh pour briser le siège des Suprémates, Alcaino accepte sans tarder. Et il est vainqueur.
Les représailles des Suprémates sont terribles. Et Alcaino, poursuivi par une brûlante culpabilité, plonge de plus en plus profondément dans la logique mortelle de la vengeance, y entraînant tous ses compagnons – y compris l’IA de la nef, une des dernières de sa sorte dans la galaxie, et les représentants de deux races non humaines qui servent avec lui, les Dikkiks (qui lui sont aveuglément dévoués par imprégnation à la naissance) et les Rapunzels, des créatures à fourrure un peu wookies sur les bords, mais redoutables combattants. Il fera appel à des moyens extrêmes, y compris la manipulation du temps lui-même, pour être victorieux. Mais là aussi, à quel prix ?
D’un point de vue strictement technique, le roman est un tour de force – pas tout à fait réussi dans la mesure où le déluge des tropes du nouveau space opera est quelque peu étourdissant, voire accablant dans ses parties les plus techniques. D’un autre côté, il y a une poésie spécifique à la technoscience, et l’on peut se laisser simplement porter sans essayer de « comprendre » ce qui est essentiellement, après tout, comme dans toute bonne SF, et malgré les bases très solides auxquelles les auteurs (tous deux des scientifiques) ont veillé, un ensemble miroitant de tours de passe-passe couchés dans des termes scientifiques. Il y a en effet dans Suprématietout et le reste : des empires stellaires, des races non humaines et leurs cultures, des super-nefs de guerre, des IA millénaires, l’attirail complet du cyberpunk (implants & Cie)… Mais les auteurs ont réussi, sans trop plonger dans la confusion le lecteur (attentif), à faire tenir tout cela dans un seul roman de taille raisonnable somme toute, (663 pp. grand format), plus une intrigue complexe, des personnages attachants (y compris les seconds rôles), des décors fascinants, de l’action grandiose – et ça, c’est une réussite, car les mots ne sont pas des effets spéciaux, et leur maniement est bien plus difficile que celui d’un logiciel d’images. La scène de bataille qui ouvre le roman est un morceau d’anthologie…
Ce qui m’a retenue le plus quant à moi dans Suprématie, toutefois, ce sont ses ambiguïtés morales, qui sont laissées largement irrésolues. Les Suprémates utilisent des méthodes radicales pour asseoir la suprématie de leur idéologie (seul le contrôle imposé de la pensée et des émotions humaines assure la paix et donc la survie des cultures humaines), et ce sont les Vilains de l’histoire, sans conteste. Mais Alcaino n’hésite pas à user de moyens également difficiles à défendre pour en venir à ses fins (en particulier, il a délibérément imprégné ses premiers Dikkiks, et les couvées suivantes, pour jouir de soldats fanatiquement dévoués à lui seul) ; et il finit par ressembler à ceux qu’il combat, comme il arrive fréquemment dans les vengeances obsessionnelles. Du moins la finale apporte-t-elle une impression bienvenue de conclusion, si amère soit-elle. On n’a pas choisi, et c’est louable, la facilité obscène d’une fin heureuse après le cortège de souffrances et de massacres massifs qui se déploie dans le récit. C’est tout à l’honneur des auteurs. J’espère à présent que, après avoir démontré leur capacité à faire aussi bien que les Américains ou que les Anglais dans le domaine du space opera, ils sauront explorer dans leurs prochains romans de science-fiction d’autres concepts, d’autres décors, d’autres problèmes philosophiques et éthiques. Ils en sont plus que capables.
Élisabeth VONARBURG