Yves Meynard, L’Enfant des mondes assoupis (SF)
Yves Meynard
L’Enfant des Mondes Assoupis
Lévis, Alire (Nouvelles 126), 2009, 369 p.
« Laurent McAllister » se déchaîne dans le paysage éditorial francophone, puisque, outre Suprématie en France, il(s) publie(nt) aussi au Québec Les Leçons de la cruauté, un recueil de nouvelles. On pourrait penser que c’est la synergie des deux imaginaires de « l’auteur » qui donne à Suprématie et à ce recueil leur coloration cruelle. Il n’en est rien, même si la cruauté est plus assourdie dans le recueil en solo d’Yves Meynard, L’Enfant des Mondes Assoupis. Quel que soit l’exotisme de leur décor, livrés aux incertitudes et à l’arbitraire cosmiques, ou simplement génétiques ou sociaux, ses personnages manifestent plus souvent une mélancolie saturnienne, mais on discerne ici et là des lueurs d’espoir – peut-être inséparables de la poésie qui se dégage souvent de ces textes : on prend le temps de voir et d’aimer, même dans le chagrin et la perte.
J’ai cru déceler par ailleurs une thématique spécifiquement meynardienne ici, celle de la métamorphose subie plus que voulue, avec en basse continue la problématique des relations parentales (dont les innombrables relations dominant/dominé articulant les intrigues deviennent la métaphore). La relation parent-enfant devrait être fondatrice d’identité mais c’est ici plus souvent un emprisonnement, une exploitation, ou un mensonge dont il est difficile de se libérer. Certains y parviennent, de leur propre chef (le Prince de « L’enfant des Mondes Assoupis » qui « inspire profondément et fait ses premiers pas hors du pays des rêves ») ou grâce à la générosité intéressée d’un parent tout-puissant (Amikissa dans « Le vol du Bourdon » : « Mieux valait leur donner une chance de vivre vraiment… Un jour, peut-être, Amikissa verrait son souhait exaucé. »). D’autres succombent, vaincus par une écrasante tradition génético-religieuse (Jorn, dans « Les Hommes-Écailles », qui renonce à se libérer par un suicide) ; d’autres enfin connaissent une libération des plus ambiguës : le soldat de sucre Sforzino qui « choisit » entre deux conditionnements, ou la Catherine d’« Équinoxe », qui a entraperçu la vérité sur son univers et se demande : « La vérité suffira-t-elle à me rendre libre ? » Dans plusieurs nouvelles on vacille entre le désir et le refus de changer – refus qui ne peut avoir qu’une issue fatale. Souvent aussi des êtres qui se sont rendus immuables sont confrontés à leurs descendants transformés et pris, eux, dans le temps (« La Rose du désert » dont la thématique renvoie à celle de « Sur la plage des épaves » dans l’autre recueil ; il est très intéressant d’ailleurs de les comparer : la seconde, beaucoup plus technologique, est aussi beaucoup plus noire…).
Mais, se distanciant justement de la technologie aux arêtes coupantes des textes écrits avec J.-L. Trudel, et malgré la solidité de leurs spéculations scientifiques sous-jacentes, ces histoires explorent en fait ce qu’on pourrait appeler des « mythes du futur », dans des tonalités souvent proches des légendes de l’espace : on pense à Cordwainer Smith via Gene Wolfe (écrivain fétiche de Meynard). L’auteur fait remarquer très justement dans une de ses brèves introductions que « toute tentative de situer une nouvelle de SF dans un futur proche la condamne à la désuétude ». Celles de ce recueil ne courent nullement ce danger, même « Une princesse de Serendip », la plus cyberpunk du lot. Les autres nouvelles nous promènent dans des décors d’une beauté parfois surréaliste, parmi des créatures autrefois peut-être humaines (« Le Vol du Bourdon »), en proie à une errance millénaire (« Les Hommes-Écailles », « Équinoxe »), à leurs fantasmes de fuite (« Chasseur et Proie ») ou à ceux des autres (« Soldats de sucre »), à leurs rêves (la très belle nouvelle « L’Enfant des Mondes Assoupis »).
Loin des dérives mégalomanes du space opera ou de la SF à courte vue « techno-prospectiviste », Meynard s’impose comme un véritable écrivain, à l’imaginaire très riche et à l’écriture pleine de finesse, capable de nous toucher sans effets de manche, avec les phrases les plus simples, et dans tous les registres – du sourire à la férocité.
Élisabeth VONARBURG