Marisol Drouin, Quai 31 (SF)
Marisol Drouin
Quai 31
Chicoutimi, La Peuplade, 2011, 128 p.
Dans un futur proche, Échine et sa mère font partie d’un lot de réfugiés climatiques forcés de quitter leur île, submergée sous les eaux. Ils sont entassés en Basse-Ville d’une cité occidentale dont le nom n’est pas précisé. Déracinés, totalement perdus et extrêmement pauvres, ces immigrants d’un « nouveau genre » survivent comme ils le peuvent dans cet univers de fin du monde. Échine est engagé par l’état pour faire le métier de tueur de chats, afin de freiner la prolifération de ces animaux considérés comme de la vermine depuis la légalisation de l’élevage des poules en milieu urbain. Il se fait donc remettre un passeport qui lui permet de sortir de son quartier – appelé quartier des sans-terre – et monter en Haute-Ville, là où vivent les riches, là où vivent ceux qui ne sont pas des sans-terre. Grâce à ce sauf-conduit, Échine rencontre quelques personnages colorés et excentriques dont Pinoche (qui est un tueur de chats free-lance) et son chien, la belle et magnétique Chirma et les enfants Pascale, Samir et Le Chétif.
Rien dans la couverture de Quai 31 ne laissait présager un roman de genre. Presque rien non plus sur la quatrième de couverture. La première partie, intitulée « Le Centre nerveux », aurait pu être le début d’une histoire d’immigration forcée, une histoire de boat people, dure et tragique, mais bien ancrée dans le présent. Mais une page de cette première partie suggère que nous sommes dans l’anticipation, lorsque les réfugiés découvrent dans un container une cargaison de cœurs humains artificiels à destination de l’Occident. Et dès le début de la deuxième partie, « Le Cœur humain », nous en sommes sûrs : il s’agit du futur, un futur proche peut-être, mais le futur, et rien de doré là-dedans. Et plus le récit avance, plus l’univers d’Échine s’écroule et se désagrège.
Car il s’agit bien de cela : plus qu’un récit de science-fiction à l’arrière-monde fouillé et détaillé, on parle ici plutôt d’un récit métaphorique sur la fin du monde, certes, mais aussi et surtout sur la désagrégation de l’humain, sur la perte d’identité dans un monde qui ne fait plus le poids contre la Nature. En soi, on y retrouve l’essence même de ce qui anime bien souvent l’écrivain de science-fiction : parler de ce qui pourrait se passer dans un avenir plus ou moins proche, alors qu’en réalité, on parle d’aujourd’hui et de maintenant. Même si le roman souffre de lacunes en ce qui a trait à l’arrière-monde, même s’il y a de nombreux flous (très certainement volontaires), le questionnement est présent, sous une forme elliptique, incomplète et quasi poétique, mais présent.
Je parlerai tout de suite des éléments plus faibles du roman : comme je le dis plus haut, l’univers présenté est plein de « trous ». On ne sait rien ou presque sur l’endroit où tout se déroule, on en sait encore moins sur le fonctionnement de cette ville et sur l ‘époque. Il y a quelques passages où j’ai eu le sentiment que l’auteur avait inséré des scènes violentes, frappantes, presque hallucinatoires, dans le but de montrer à quel point la vie d’Échine est dure et à quel point il perd pied. Par exemple, le passage de la page 73 à 82, lorsque Échine et Pinoche vont sur la rue des Femmes pour y chercher du papier pour écrire : j’avoue ne pas avoir saisi le but de ces deux courts chapitres. Également, la très longue scène lorsque Échine rencontre Chirma pour la première fois et assiste à son numéro de « toréador pornographique ». Je crois que ces scènes sont inutilement crues et bizarres, car la décadence qui habite le récit est déjà bien présente. Également, l’histoire de la maladie du tordu, qui commence à frapper les habitants et attire la haine sur les sans-terre est comme laissée en suspens, inachevée, comme si elle n’avait servi qu’à alimenter la métaphore plutôt que de devenir un élément tangible. Tout ceci est certainement dû au fait que Quai 31 est un premier roman, avec tout ce qu’un premier roman peut comporter de maladresses.
Mais Quai 31 a une force majeure, qui m’a fait passer sur ses irritants : il est porté par une langue splendide, très maîtrisée, qui ne parasite aucunement le récit, mais au contraire, le porte et dont la poésie sombre et éthérée renforce le sentiment d’irréalité, le déracinement et la perte de repère des personnages (rendant d’autant plus inutiles les quelques passages volontairement choquants). Les différentes parties, dont les titres empruntent à l’anatomie humaine (« Le Centre nerveux », « Le Cœur humain », « L’Épine dorsale » et « Le Système immunitaire »), sont un rappel constant de l’humain déconstruit, démembré et dépersonnalisé qui survit au cœur de Quai 31 (et rejoint en cela la peur de la perte d’identité comme constante d’une certaine littérature science-fictionnelle classique). À l’instar d’un José Saramago, l’auteure utilise toute la force de ses mots pour amener le lecteur à entrer dans les maux des personnages et le forcer à réfléchir. Si Quai 31 ne s’adresse pas au lecteur de SF habituel, peut-être peut-il amener un lectorat inusité à se pencher sur le sort de l’humanité ? Si c’est le cas, alors il aurait atteint un des objectifs de la littérature d’anticipation. Et ce serait déjà bien.
Pascale RAUD