Sylvie Bérard, La Saga d’Illyge (SF)
Sylvie Bérard
La Saga d’Illyge
Lévis, Alire (Romans 142), 2011, 431 p.
Une cité humaine future en pleine décadence, Saga, – version aggravée mais bien reconnaissable de nos mégapoles modernes, avec son tissu social et économique en lambeau et ses citoyens dépolitisés essayant de survivre au jour le jour entre les criminels régnant sur le haut du pavé et une police indifférente ou brutale. Des citoyens en cage : Saga est cernée par les Périphes, féroce utopie écologique entretenue à grand renfort de technologie (hologrammes verts pour cacher le ciment des demeures semi-souterraines !) et version également aggravée des communautés protégées où les nantis s’enferment déjà de nos jours. Pour circuler des Cités aux Périphes, c’est un difficile parcours d’obstacle dont seuls triomphent quelques élus Citéens. Les Exurbes, quant à eux, viennent plus facilement s’encanailler dans l’Arrondissement Rouge où bat le cœur fiévreux de Saga. C’est là que sévit Illyge, performeuse qui a commencé adolescente dans le graffiti mais dont l’art a évolué vers une mise en scène sadomasochiste où elle se livre, via une technologie de rétroaction sophistiquée, à ses spectateurs libres de lui faire subir tous leurs fantasmes. Et c’est là qu’échoue Idrisse, jeune Exurbe mal dans sa peau, qui pose trop de questions et dont la jeune sœur, Bérénice, également trop hors-norme pour leur utopie, encourt les foudres de l’Autorité – dont la représentante impitoyable est leur propre mère.
Qu’on n’attende point ici une banale histoire de révoltes réussies. Le roman de Bérard est infiniment plus complexe. La référence au politique ne peut pas ne pas être présente, compte tenu du décor mis en place, mais c’est plutôt une toile de fond que le sujet principal. L’opposition entre Périphes et Cité tient plus d’un affrontement entre un Surmoi à la rigueur devenue meurtrière et un Moi presque entièrement dévoré par ses pulsions d’une part (la Cité) et par l’Ordre intériorisé (les Périphes), mais qui essaie encore de rétablir un semblant d’équilibre, un espace où respirer, où exister. Et c’est par la figure de l’Artiste que ce Moi est représenté – même si Idrisse n’en est pas un, il a les mêmes qualités de curiosité et de réflexion qu’Illyge. Leurs chemins vont bien entendu se croiser. Mais là encore, rien de simplet : fasciné par la performeuse, Idrisse ne la rencontre que très tard, et pas comme on le penserait. Exilé à Saga, et devenu éboueur, Idrisse découvre le cadavre d’Illyge. Du moins le cadavre est-il identifié comme celui d’Illyge ; c’est bien son visage, mais, insiste Idrisse, le corps était celui d’un homme – et il a disparu. Une nouvelle drogue court dans la Cité, le LX-200. Y aurait-il un lien entre cette drogue et les métamorphoses répugnantes dont semblent victimes ses consommateurs, lesquels donnent naissance à des monstres de chair sanglante ? Et quelle relation y a-t-il entre cette drogue et les Périphéens ? Les questionnements sexuaux de l’auteure, dans son autre vie universitaire spécialisée dans les études queer, interviennent ici pour infléchir l’intrigue vers tout autre chose que de manichéennes histoires de dystopies. Rien de théorique ni de plaqué, cependant. C’est plutôt une recomplication thématique très personnelle qui confère aux situations et aux images une profondeur perverse des plus jouissives.
Il y a des longueurs ; le choix du point de vue multiple, qui fonctionne très bien avec Illyge en JE et Idrisse et IL, et même lorsqu’on passe ici et là au VOUS, est plus discutable lorsqu’on a recours à des agents passifs – lettres diverses, reçus ou non par leur destinataire, et qui servent un peu trop évidemment à fournir des informations sur des éléments de l’intrigue inaccessibles aux personnages principaux – et au lecteur ; par exemple de Bérénice à Idrisse, pour décrire (longuement) la rééducation infligée aux Périphéens déchus, ou les réflexions écrites d’Axelle, la doctoresse de la clinique citéenne clandestine qui essaie de soigner les drogués au LX-200, visant à assurer le versant science-fiction du roman (on en a d’ailleurs la réplique côté périphéen, dans les lettres de « Jane » à son fils Jan, médecin également impliqué dans les soins aux drogués).
Bref, ce roman n’est pas techniquement parfait. Mais on s’en moque. Il est riche, multidimensionnel, fascinant – et totalement différent du premier roman (primé !) de l’auteure. Ce qui prouve sans l’ombre d’un doute qu’on tient là une véritable romancière, et que la nouvelle génération des auteurs de genre au Québec est bel et bien arrivée.
Élisabeth VONARBURG